Abécédaire

 
 Flou n° 1
 
 


Augustin Leroy

24/01/2015

Flou qualifie le voir des contours qui se perdent, un dérèglement de l’optique. Flou se dit aussi comme état, être dans le flou, de la perte du jugement, des repères qui organisent et délimitent l’espace : réflexivité donc, voir flou mais aussi être flou.

Pour dessiner le contour du monde, il faut avoir été saisi par la passion des couleurs qui se moquent des frontières et se meuvent par delà la forme que l’acuité assigne, un vieux débat de myopes –la couleur ou le trait ? qui se résout aussi lorsqu’on décide de modifier les données du sensible, comment voir, avec ou sans ses lentilles ? D’autres écarts en vue, au cinéma, le flou y menace l’assis qui enfile ses lorgnons et remédie à l’œil qui tangue par l’épaississement de l’image, nette dans la proximité matérielle en multiples dimensions.

Mais il est des myopes dévolus à la naissance d’images, qui floutent les corps à mesure qu’on les approche, ici et/ou là-bas ; « À cet endroit de la toile, peindre ni ce qu’on voit, puisqu’on ne voit rien, ni ce qu’on ne voit pas puisqu’on ne doit peindre que ce qu’on voit, mais peindre qu’on ne voit pas ». 

L’œil sous cataracte, Monet fait pleuvoir les pigments du saule.

Platon est un aigle et Aristote une taupe : le premier s’aveugle de lumière, l’autre se heurte à tous les murs. L’un quitte le labyrinthe pour la vérité et l’autre le dessine, par erreur.

Et du reste la reconnaissance : de la face connue au visage anonyme, tout dans le (pou)voir-flou appelle à s’écarquiller (à plisser aussi et entrevoir dans le divers le pan d’un nuage en pleine métamorphose), merveilleuse stupéfaction d’un regard trébuchant – un pas de danse effréné suffit à propulser l’envol des monocles !  Mais aussi réduction dans le pli, moins ouvrir la surface qui réfléchit et laisser aller l’œil à l’infiniment petit pour capter une parcelle du jeu de l’ombre et de la lumière, dans le résultat de la soustraction.

Flou, adjectif qualifiant la relation paradoxale de la transparence à l’opacité.

Et au matin, l’œil se déplie d’un mouvement de coton, la nuit s’estompe aux fenêtres et tout est encore à cet état inachevé, du flou partout, du flou comme des étendues d’inquiétudes creusées de taupinières, avant, porter au nez ses carreaux pour peupler l’espace, après, qui s’agence, se différencie et se nomme, heureux sans s’arraisonner. Le flou trouble le nom propre comme un écho dans l’eau claire.

L’optique n’est pas qu’une science de la mesure exacte mais l’art de prendre position et de scruter au fond du flou pour mettre au point, établir la bonne distance et sans charme ni éblouissement, voir. Spinoza, polir des lentilles, écrire l’Éthique  


   

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