Abécédaire

 

 
Tragédie
 
 


Hall Bjørnstad

01/06/2019

 

« C’est une tragédie. » — Que ce soit devant une cathédrale qui brûle, au chevet d’un proche qui meurt, aux nouvelles d’un accident fatal, en présence d’un être cher qui sombre dans la démence, l’expression s’applique devant ce qui nous échappe, en se dérobant à jamais, au moment même de ce départ. En nommant l’irrévocable, l’exclamation est une tentative vaine – qui se sait vaine, qui se veut vaine, qui se prononce en tant que vaine (comme une plainte) – de circonscrire dans son aspect définitif ce qui s’inflige à nous comme proprement insaisissable.

« C’est une tragédie. » — Cette phrase se prononce aussi parfois au théâtre.

Heureusement, il y a Bossuet, qui nous renseigne sur l’origine de la chose nommée tout au début de son Discours sur l’histoire universelle : « Caïn le premier enfant d'Adam et d’Ève, fait voir au monde naissant la première action tragique. » Tout ce qu’il aura fallu est la naissance, celle du monde et celle du premier-né, et voilà la première tragédie qui arrive comme sur une scène, mais dans la vie. La tragédie, c’est ce que le premier enfant des êtres humains fait voir au monde par son action ; même si la tragédie dépasse son auteur et appartient maintenant au public, elle est issue de son seul acte ; mais en le dépassant, c’est comme si l’acte transformait la situation en scène. Le public est certes bien limité, mais derrière Adam et Ève, les parents horrifiés (et au-delà de leur plainte : « C’est une tragédie »), nous entrevoyons le dramaturge caché à leur vue. C’est de la présence obscure de ce dramaturge-là (et non pas de celui du théâtre) que la locution tire toute sa force : il y a tragédie quand les choses (et non seulement la chose) se passent comme selon un plan cruel prémédité, « scripté », comme si elles étaient prédestinées, comme si elles se déroulaient sur scène. Raison pour laquelle il y a toujours de la paranoïa dans cette expérience : une paranoïa première et constitutive qui est aussi une déformation narcissique. Comme si le monde tournait autour de nous. Comme si nous étions des victimes touchées par les actions d’une intelligence supérieure. Comme si nous importions. Comme si la tragédie était l’autre de l’indifférence du monde. Comme si Bossuet avait quelque chose à me dire, à moi.

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