Abécédaire

 

 

Sens n° 2

 




Sylvie Cadinot

27/05/2017

 

 

 

J’aime beaucoup ces mots de François Cheng, souvent cités :

« Le diamant du lexique français, pour moi, c’est le substantif “sens”. Condensé en un monosyllabe – sensible donc à l’oreille d’un Chinois – qui évoque un surgissement, un avancement, ce mot polysémique cristallise en quelque sorte les trois niveaux essentiels de notre existence au sein de l’univers vivant : sensation, direction, signification. » (Le Dialogue. Une passion pour la langue française )

Il est troublant de trouver dans l’histoire du mot sens quelque chose qui semble - qui semble seulement - corroborer le sentiment du poète : comme la trace d’un besoin partagé de cristallisation.

Si on en croit le Robert historique de la langue, il y aurait eu un croisement entre sen (issu d’un germanique sinn, « direction ») et sens (« action de sentir ») ; dès l’ancien français, le premier aurait été « influencé dans son orthographe » par le second, « proche sémantiquement » de lui « pour certains emplois ».

Sans doute leur proximité tient-elle à leurs acceptions abstraites, dans le domaine intellectuel : pour l’un, bonne direction de pensée, donc intelligence, pour l’autre, manière de voir, donc faculté de penser.

Ou peut-être que des clercs très savants ont fait la même hypothèse que le dictionnaire, à savoir que les deux mots, plus ou moins directement, se rattacheraient à une unique famille, celle du latin sensus.

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 Mais j’aime à imaginer autre chose : que la cristallisation (à laquelle d’ailleurs résistent les lexicographes, qui réservent à sens deux entrées) provient de cette « profondeur immense de pensée » dont parle Baudelaire dans Fusées, à propos des « locutions vulgaires » : des « trous creusés par des générations de fourmis » – hommes du commun qui sentaient bien la nécessité de laisser à sens- signification la possibilité de se mouvoir, d’être toujours, quoiqu’il fixe, sens-direction.

Cette mouvance du sens n’est-elle pas sensible jusque dans le tissu d’un texte aux mailles très serrées ? Les mots y semblent encore tout enveloppés du halo de leurs sèmes, même de ceux auxquels il a fallu renoncer en contexte et qu’un lecteur, pressé ou rêveur, actualise, sans se soucier des contresens – départs vers les ailleurs du texte, bonheurs des lectures flottantes.

Le sens-signification serait ainsi toujours vibrant, prêt à se déplier, à crier « ouvrez », comme les derniers mots publiés de Nathalie Sarraute.

Il peut même être un beau jour déplacé, hors du champ de sa référence, par un locuteur qui s’empare de son vocable (qu’il emplissait pourtant pleinement) pour affronter l’innommable. Il s’élargit alors, au prix souvent d’un grand écart : événement de langage, et parfois d’être, que peut aussi provoquer un homme-fourmi, soudain pris de véhémence ontologique (selon la belle expression de Paul Ricœur ). Mais on ne garde pas, de lui, la mémoire, ni de son geste verbal , la trace, à moins que ne le relaient tous ceux de sa tribu.

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J’en viens à me demander si le sens-direction qui, apparemment, au vu de ses emplois, semble bien secondaire (sens interdit,sens giratoire, etc.) n’est pas ce qui fait le plus sens.

Ce fut, du moins, dans l’enfance, une intense sensation et un besoin presque vital : que le sens-signification soit direction, et toujours au-devant.

Quel plaisir cela a été plus tard de découvrir qu’il existait un concept traduit de l’allemand par les mots « direction de sens » pour dire notre manière singulière d’être dans le monde, pareillement orientés dans le sens et dans l’espace, par les sens.

C’est du moins ainsi que je le comprends : il y aurait comme une cristallisation individuelle de tous les sens de sens, qui donnerait forme à l’existence - et donc à l’écriture de ceux qui ont choisi d’exister par elle : d’y cheminer à tâtons, à sauts et à gambades, comme Montaigne, ou d’y entrer « en danse », philosophiquement, comme Paul Valéry.