Abécédaire

 

 

Sens




Brice Tabeling

20/05/2017

 

1. « Si vous dites quelque chose, cela vous passe par la bouche : or vous parlez d'un chariot ; ainsi un chariot vous passe par la bouche ».

Cette proposition de Chrysippe, un Stoïcien, fait-elle sens ? Du côté des choses, du côté de la désignation, non : nul chariot ne nous passe par la bouche. Du côté du langage, de la signification, oui. C’est d’ailleurs tout le charme de cette phrase que de signifier quelque chose, que ses relations logiques et sémantiques soient valides, tout étant parfaitement impossible du côté des choses.

Elle fait sens quoiqu’elle ne fasse pas sens, ce qui, par la négative, nous donne le lieu d’où la question du sens se pose : ni tout à fait désignation, ni seulement signification mais entre les deux, entre les choses et le langage. Gilles Deleuze, qui cite ce passage de Chrysippe, dit du sens qu’il « est exactement la frontière des propositions et des choses ». C’est un événement qui vaut à la fois comme milieu et comme supplément à la désignation et à la signification.

2. « Ce que tu as eu et n'as plus, tu l’as perdu. Tu as eu une petite tête étant enfant, et tu ne l’as plus, tu l’as donc perdue ».

Dans sa Logique, face à ce sophisme, Scipion Dupleix parle de « surprise ». Pour lui, comme pour Aristote dans ses Réfutations, il y a là, d’abord, une faute de raisonnement, « une conclusion fallacieuse » qu’il s’agit d’expliciter et de corriger. Mais la « surprise » dit autre chose : elle signale, ce que le terme de faute ou celui de tromperie ne disent pas, l’irruption d’une forme d’émotion ou de sentiment qui précède le dépli logique et rationnel et qui, bien qu’il ait à voir avec lui, ne s’y résoudra pas.

Qu’est-ce qui en effet a été surpris ? Non pas la logique du langage, qui se déroule impassiblement, mais une confiance qui collait au langage (une « insistance » chez Deleuze), le rendait possible et qui est finalement bouleversée. Cette confiance, c’est le sens : on ne l’examinera pas dans les termes du vrai et du faux, du correct ou du fautif qui relèvent du langage. Je ne l’appréhende qu’à travers l’émerveillement de sa transgression (le non-sens), qu’à travers le trouble qui, indifféremment, l’affecte et m’affecte. Je peux simplement en dire : il y a le sens (ou, ce qui revient au même : il y a le non-sens), le nommer comme ce qui m’arrive (et toujours par surprise).

3. « Il fait beau demain/ J’ai un maillot de bain / (υουπι) Je vais à la plage »

Ce syllogisme mégarique, attribué à Bryson d’Achaïe, n’a peut-être jamais été écrit. Mais peu importe qu’il soit attesté, apocryphe, ou parfaitement fantaisiste. L’événement qu’entre les prémisses et la conclusion, le « υουπι » repère est aussi sérieux, aussi vrai, que le chariot passant entre la bouche de Chrysippe ou la tête perdue de Dupleix. Ce qui l’en distingue est ceci : ce n’est pas une transgression (un trouble) qui le rend sensible. Il se contente de relancer avec désinvolture une évidence et d’accompagner un désir ; c’est un « donc » qui n’a aucune fermeté logique dans le langage mais qui est incontestable (me semble-t-il) dans l’ordre des choses. C’est un pur passage, une transition joyeuse, et c’est cela qui constitue l’événement du sens. Or cet événement, qui ignore la logique de la signification (ou l’accélère au point de la rendre invisible), qu’est-ce qui le nourrit sinon le soleil, le bleu du ciel, et la sensation des vagues contre le corps nu d’un Grec (plus ou moins) imaginaire ? Qu’est-ce qui le fonde en nous, au moment même de son transport dans le langage, sinon notre sentiment du soleil, du bleu du ciel et la sensation de notre corps ?

4. « Les chambres à gaz n’ont jamais existé »

Cette phrase se réfute à l’aide de l’Histoire et face à un tribunal. On prouve et on argumente sa fausseté. D’une certaine manière, elle est solidement, mais non pas facilement, appréhendée par l’ordre des choses et celui du langage. A cet égard, elle ne relève pas tout à fait du sens, non plus que du non-sens : rien d’une expérience commune ou d’un pressentiment partagé ne s’y engage sinon sous la forme de leur négation, sinon à travers le projet de leur effacement radical. Et c’est cela qui, je pense, la rend si violente : que le sens en elle s’absente et, avec lui, la confiance qui nous précède dans notre rapport au langage et au monde. Tel serait le fond du négationnisme : l’oubli (volontaire, provocateur, malveillant) du sens, et par là celui de notre pressentiment du commun. Que visent les demandes insistantes du négationniste, que visent ses soupçons hypocrites, sinon à nous blesser et à nous désarmer en supprimant de notre langage le pressentiment partagé du soleil et du bleu du ciel ?

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration