Abécédaire

 

 

Éloge et Envie




Hélène Merlin-Kajman

14/01/2017



Le ballet de l'Éloge et de l'Envie

 

1.1.

« O j’ai lieu de louer… »

 

1.2.

C’est irrépressible.

Je ne peux songer à définir l’éloge sans m’envelopper de ce murmure échappé des lèvres comme à mi-voix et me tenir en lui, son élan, sa retenue. Murmure fervent, presque inquiet de son trop-plein d’allégresse.

Dans l’éloge, on tombe à la renverse, et voilà que ça donne des ailes. Mais quelque chose hésite, qui rend pudique. Merveille, ou miracle.

 

1.3.

Je loue (ou j’entends louer) un objet du monde (personne, paysage, vertu, tableau, musique, livre, action, etc.) qui sous le signe du bonheur m’a communiqué son mouvement.

Mais il est d’autres mouvements possibles, et certains objets soulèvent tout autrement : de dégoût, d’indignation, d’horreur, de réprobation.

Bientôt ils requièrent le blâme.

 

1.4.

L’éloge est plus qu’un assentiment : il consent avec transport.

Le prononcer, c’est se porter avec une ardeur égale au plus près du bouleversement éprouvé, cherchant les mots justes. Et je ne les trouverai pas. Et cela sera juste aussi.

Topos de l’ineffable.

Topos.

 

1.5.

Je sais, je sais.

 

1.6.

L’honnêteté n’oblige-t-elle pas à dire le mensonge de l’éloge, les intérêts qu’il couvre, son histoire, jamais si brillante qu’aux périodes de tyrannies ?

L’éloge grandit son objet pour en redistribuer l’aura. S’il le grandit, c’est qu’il dit faux.

Il célèbre souvent des illusions. Il flatte. Et ce n’est pas toujours pour un fromage qu’il louera un sot corbeau.

 

1.7.

L’admiration béate endort. La franchise du parrhésiaste ne loue pas, elle mord. La critique veille et réveille, elle forge des mots exacts pour la vérité qu’elle ne tait pas.

 

1.8.

Sans doute, sans doute !

Mais je sais infiniment gré à celui ou cela que je loue d’être au monde, tout simplement. C’est qu’il me libère de la prison de mon moi, il me dépasse en m’entraînant, il me relie.

Et quelque chose se met alors à flotter, qui a peu de rapport avec la raison, avec l’objectivité des jugements, avec le sens littéral et ses nécessaires vérités.

Un don.

Et voilà que de nouveaux topoï se pressent dans une effusion de joie.

 

*

*   *

 

2.1.

L’envie déteste l’éloge, sauf dans la flatterie qui vide insidieusement le flatté de toutes les qualités que le flatteur lui prête. Hémorragie de substance. Cannibalisme. Iago, face à Othello.

L’envieux trace dans le ciel des cercles perfides avant de tomber sur sa proie.

 

2.2.

Mais il sait qu’il peut s’écraser à ce jeu-là. C’est pourquoi le plus souvent, sans arracher la tunique empoisonnée qui le brûle, il se terre, il observe, il compte ses manques.

De temps en temps, il dresse des pièges qu’il n’avait pas prémédités.

Il fait un croc-en-jambe pour se soulager momentanément de sa bile amère.

Mais se présente un nouvel objet, riche de ce qu’il s’imagine lui faire défaut, lui avoir été volé : et voilà son cœur rongé.

 

2.3.

En vieillissant l’envieux jaunit et la couleur de ses yeux s’éteint.

 

2.4.

L’envie n’est pas la jalousie.

Le jaloux fait l’éloge éperdu de celui qu’il aime. Il se croit oublié, abandonné, indigne.

L’envieux se ronge les sangs face à l’autre auprès de qui il s’imagine dépouillé, et il le hait.

L’envieux veut prendre et détruire et rester seul au milieu de ses butins, de ses trophées. Il veut être admiré, et que personne ne lui fasse aucune ombre. Le jaloux veut être aimé et retrouver un lien qu’il croit avoir perdu.

L’envieux est un avare qui croit qu’il n’a rien.

 

2.5.

Il m’arrive d’être soudain pincée par l’envie. Sans crier gare, sans s’annoncer, elle me tombe dessus, m’agrippe l’épaule comme une personne familière, et me force à me retourner. Elle ricane. C’est la mauvaise fée des enchantements, la gargouille étrangère dont les ongles me triturent le foie, me rétrécissent le cœur et le cerveau, brutalement obnubilés.

J’ai mes stratégies face à elle. Je feins la compassion, la regarde avec indulgence, la traite en enfant : elle n’aime pas ça. Je la provoque en riant, je la défie.

Puis je détache les yeux des miroirs hallucinogènes qu’elle m’a tendus. Elle rapetisse immédiatement. J’exige d’elle un peu de respect pour les vraies détresses, les vrais malheurs. Elle s’évanouit comme poussière dans le vent.

Je reprends ma course, ma marche, ma flânerie.

 

2.6.

Mais il est un sens plus doux de l’envie.

L’envie qui donne envie.

L’envie des envies…

L’envie curieuse, alerte, impatiente, joyeuse, prête à l’éloge.

Ce sens-là ne connaît plus rien du passé de l’autre. Et en toute innocence il se croit descendu d’en vie.