Abécédaire

 

 

Digression autour d'une définition : «Cynisme»


Jules Brown

19/11/2016

 

Alors que j’étais jeune étudiant à l’Université de Newark, un professeur des Modern and Classical Studies me demanda de faire quelques recherches sur les Cyniques pour un article qu’il préparait sur la masturbation à Athènes au IVe siècle avant Jésus-Christ. J’avais accepté moins par besoin d’argent que par affection pour ce professeur dont je suivais les cours avec assiduité bien qu’ils n’aient pas grand-chose à voir avec mes projets académiques (le sujet de ma dissertation portait sur Balibar et la question raciale dans la littérature haïtienne).

Il s’appelait Jacob Stielmann. C’était un vieil homme terne et discret que j’aurais pu ne jamais croiser si une complication dans mon emploi du temps ne m’avait obligé à m’inscrire à un cours qu’il donnait sur les problèmes de traduction dans l’Ethique à Eudème (problèmes qui ne me posaient vraiment aucun problème puisque j’ignorais jusqu’à l’existence de ce texte d’Aristote). Je souhaitais assister à un séminaire sur Fredric Jameson et Edward Saïd dirigé par l’une des stars du département mais je m’y étais pris trop tard – les places étaient parties en une journée ; je m’étais donc retrouvé un mercredi matin, avec cinq étudiants aussi mécontents que moi, dans une petite salle du bâtiment des humanités face à Jacob Stielmann.

Celui-ci ne se faisait aucune illusion sur les raisons de notre présence et, après un court silence désolé, il s’était plongé dans la lecture à haute voix des premières lignes de l’Ethique. Arrivé à « διαιρούμεθα », il avait fait un petit « ah, ah » joyeux et avait demandé : « Alors ? διαιρούμεθα ? ». Bien sûr, aucun de nous n’avait jamais fait de grec.

Jacob Stielmann n’avait pas bonne réputation – ou plutôt, ce qui revenait au même pour l’université, il n’avait pas de réputation du tout. L’année où je l’ai rencontré, il était déjà en fin de carrière et n’avait publié que quelques articles dans des revues allemandes (son pays d’origine qu’il avait quitté enfant) et un livre qui n’était plus édité sur les Présocratiques. Ses cours se déroulaient dans une atmosphère paisible, loin de tout éclat rhétorique. Leur intensité ne vous apparaissait que progressivement, au fil du commentaire des œuvres : ce qui débutait comme une simple interrogation terminologique finissait, au terme d’aller-retours incessants autour des nuances possibles du sens, par provoquer une forme de vertige. A travers la voix tranquille de Jacob Stielmann, le texte se transformait peu à peu en un théâtre coloré et mouvementé ; c’était un spectacle étrange où les mots, à la fois arlequins et acrobates, virevoltaient joyeusement sur la page ; de métamorphose en métamorphose, des relations se tissaient entre eux et doucement, s'aidant les uns les autres, ils composaient une figure extravagante et risquée qui s'élevait depuis la surface de la page et qu’à peine achevée ils abandonnaient pour en édifier une nouvelle. J’assistais médusé à ces montages fiévreux qui révélaient un savoir extraordinaire et un amour exubérant pour les œuvres.

Pour Jacob Stielmann, chaque texte antique était une sorte de miracle contre l’oubli, une victoire contre le néant. Ce qui le passionnait dans ses enquêtes philologiques, ce n’était donc pas de retrouver un improbable sens originaire mais les hésitations et les débats qui, tout au long de l’histoire, avaient accompagné et en quelque sorte concrétisé l’opération de transmission de cette culture passée. A ces hésitations et ces débats, il ajoutait sa propre perplexité et ses propres hypothèses prudentes. Aucun trait n’était jamais tiré : il n’y avait que la beauté du passage.  

« Jacob, vous devez bien avoir un truc qui puisse intéresser Sex & Text, un truc qui soit un peu ancré dans des problématiques actuelles ? »

Dès la fin du semestre, j’étais décidé à assister à tous les cours de Jacob Stielmann. Je m’étais mis au grec et je cherchais un moyen d’associer Balibar, Haïti et Zénon de Cition de manière à justifier cette brusque inflexion de mon parcours auprès de mon directeur de recherche (il resta dubitatif). Malheureusement, sous l’impulsion d’une nouvelle chair, le département s’était résolu à faire grimper sa position dans je ne sais plus quel classement international et encourageait dorénavant fermement tous les enseignants à publier davantage. Une revue avait été créée, Sex & Text, qui devait contribuer à porter le département des Modern and Classical Studies de Newark à l’avant-garde de la pensée critique contemporaine. Très vite, il était apparu à la nouvelle équipe dirigeante, soutenue par les enseignants les plus dynamiques, que Jacob Stielmann déparait dans ce grand projet. Il avait donc été convoqué à un entretien avec la chair.

« Un truc qui réponde à l’urgence du temps présent, Jacob ! Un truc du monde d’aujourd’hui ! »

La chair l’accueillit dans son bureau avec un grand sourire et lui annonça qu’elle était certaine que leur conversation allait se dérouler merveilleusement. Elle fit, en guise d’introduction, quelques considérations générales sur l’état du monde et sur les luttes sociopolitiques et politico-sexuelles de notre contemporanéité auxquelles il convenait que la pensée critique prenne toute sa part. Elle déclara ensuite, sans fausse modestie, que, sous sa direction, le département des Modern and Classical Studies avait décidé de répondre présent aux urgences de l’actualité et qu’il s’agissait là d’un devoir éthique. Elle lui demanda s’il était prêt à répondre présent lui aussi et si, à cet égard, il avait une publication de prévue à court ou moyen terme. Non ? Peut-être pourrait-il alors envisager de contribuer à la prochaine livraison de Sex & Text ? Devant le silence perplexe de son interlocuteur, elle s’étonna : un chercheur comme lui, qui avait si peu publié, devait bien avoir un truc quelque part dans ses tiroirs qui, à la condition de quelques aménagements rapides, puisse faire l’objet d’un article ? Son ton se fit plus raide : ses recherches que, soit dit en passant, finançait l’université, n’avaient pas pour vocation exclusive d’enrichir sa culture personnelle mais d’éclairer le présent et de lui donner des outils pour s’orienter vers l’avenir. L’univers attendait, la société attendait, le département attendait. Resterait-il planqué dans sa tour d’ivoire pendant que le monde brulait ? De quoi avait-il peur ? Avait-il si peu d’estime pour l’humanité qu’il la pensât indigne de profiter du fruit de ses recherches ? N’avait-il rien à dire au monde, et aux collègues, qui l’entourait ? Au mot de « planqué », Jacob Stielmann se glaça. 

— Les Cyniques, dit-il.

— Quoi, les Cyniques ?

— Je peux écrire quelque chose sur les Cyniques.

— Jacob… Les Cyniques, c’est vague ! Et je ne vois vraiment pas en quoi …

— Diogène de Sinope, l’un des Cyniques les plus connus, se masturbait en public.

— En public ?

— Diogène Laërce dans ses Vies l’affirme. 

— Un autre Diogène ?

— Oui.

— Il se masturbait en public lui aussi ?

— …

— Renseignez-vous ! Cette histoire de masturbation en public, c’est de l’or ! Parfaite pour Sex & Text ! Pensez-vous pouvoir me rendre un article d’ici la fin du semestre ? Avant peut-être ? Courage Jacob ! Nous tenons le bon bout !

Mais Jacob Stielmann n’avait aucune envie de travailler sur les Cyniques, et encore moins sur les habitudes masturbatoires de Diogène de Sinope. Cette proposition lui avait échappé à la suite d’un mouvement intérieur qu’il avait du mal à expliquer. Tandis qu’il écoutait la chair, il avait été saisi par le paradoxe que le désir de répondre aux urgences du monde, un désir auquel il reconnaissait une pleine positivité, puisse être au final moins optimiste que la conviction que cela était inutile. N’était-ce pas cela la leçon du terme « cynique » ? Diogène (le masturbateur) vivait une forme de happening permanent, scandalisant la cité et insultant les philosophes ; il y avait là une naïveté, voire un fol espoir, que le monde puisse être changé immédiatement à coup de transgressions et de protestations violentes. Platon avait reconnu cet hubris militant, en renvoyant Diogène, qui venait de dénoncer l’orgueil du philosophe, à l’orgueil qui rendait possible une telle dénonciation. Et pourtant, l’histoire n’avait pas retenu cet aspect (optimiste ? juvénile ?) de la révolte cynique, associant au contraire le terme à une forme de mépris pour la grandeur de l’homme (mépris dans lequel Jacob Stielmann reconnaissait un dédain du temps).  

Il en était là de ses réflexions quand un mot prononcé par la chair, un mot venu de son enfance, l’avait ramené à la réalité. « Planqué » ? Une colère froide l’avait soudain traversé qui, court-circuitant ses méditations intérieures (ou leur donnant un brusque coup d’accélérateur), l’avait amené à faire sa proposition. La haine qu’il avait alors fugitivement éprouvée pour la chair avait joué un rôle important – et regrettable, admettrait-il – dans les paroles qu’il lui avait adressées.

Il n’écrirait rien pour Sex & Text mais, afin d’éviter un conflit ouvert avec la direction, il fit une demande de financement pour engager un étudiant qui l’aidât dans la rédaction de cet article qu’il avait la ferme intention de ne jamais écrire. Le département fût ravi de cette initiative qui témoignait enfin de son implication dans les modes de production modernes de la recherche et lui accorda aussitôt une petite somme qui lui permit de m’embaucher. Il ne me donna qu’une consigne : je devais prendre mon temps.

 « Vous trouvez ça cynique ? » me demanda-t-il. Comme je ne répondais pas, il ajouta d’une voix où perçait l’inquiétude : « Au fond, vous auriez peut-être raison. Je ne sais pas. Qu’est-ce qui est urgent ? Qu’est-ce qui urgemment nous requiert ? Personne ne peut savoir. On ne sait jamais que trop tard. »