Abécédaire

 

 
Ridicule n°1
 
 


Hélène  Merlin-Kajman

o7/05/2016

Le ridicule décrit une scène qui ne se joue jamais seul : il faut être au moins deux pour qu’il surgisse, et sa dimension idéale démarre sans doute à trois. Vous marchez avec deux amis dans la rue, vous ne voyez pas le rebord du trottoir, vous trébuchez, vous êtes projeté en avant, et, sans tomber, vous faites des sortes de bonds étranges et des moulinets des bras d’autant plus cocasses que de façon quasi réflexe vous cherchez coûte que coûte à éviter de vous étaler dans les flaques d’eau (oui : car il pleut) pour ne pas maculer votre imperméable, justement clair ce jour-là. Devant votre allure de grenouille égarée, le rire va gagner vos amis (il suffit que l’un d’eux démarre : le rire est contagieux) ; et ce rire, que peut-être personne n’aura proprement voulu, vous signifiera votre ridicule.

Car le ridicule est probablement d’abord affaire de kinesthésie. Un corps tombe ou se déforme, un autre corps répond par une secousse rieuse, et le tout s’amplifie sous le regard d’un tiers, comme une chambre d’écho. Ce qui primitivement se trafique là entre eux tous, ce noyau abyssal et quasi immémorial, j’ignore comment le nommer. Mais de proche en proche, les corps se font âmes, les accidents physiques, indignités morales, et voilà que la honte cuisante s’en mêle, voilà que naissent des situations qui vous mordent cruellement, dont vous ne ririez peut-être pas si vous en étiez le témoin indulgent voire compatissant, mais qui vous donnent le sentiment harcelant du ridicule dès que vous en êtes la victime. De là l’outrage, la culture des brimades, et de là tant d’autres savantes horreurs que l’humanité a su engendrer.

Mais parfois, cela s’inverse : et vous considérez intérieurement avec mépris ceux qui ont pu croire vous ridiculiser, ou assister à votre ridicule, dans des situations dont au contraire vous vous honorez.

Le ridicule est extensible et rétractible : il est comme une membrane élastique qui vous colle à la peau à la manière d’un chewing-gum. Ou du moins est-elle en puissance de le faire. Vous n’ignorez pas sa menace : mais elle est à géométrie variable. Parfois, elle détruit, coule de l’acide dans les cœurs et provoque des inimitiés durables. Parfois c’est au contraire une sorte de brise frissonnante qui colore un geste ou un mot et qui passe légèrement comme une forme de complicité théâtrale. Entre, le spectre du possible est infini, chatoyant, avec ses zones de lumière et ses zones d’horreur, des cas de figure les plus insignifiants aux plus graves, des plus imprévisibles au plus codés, des plus privés aux plus collectifs.

Mais à vous, voici ce que je souhaite : je vous suppose sujet comme moi à vous cogner contre un réverbère. À la longue, vous aurez appris à rire de vous-même avec les autres. C’est le ridicule, non le rire, qui se sera évaporé.

Car l’humour a peu de chose en commun avec le ridicule.

L’humour rit du ridicule. Il en triomphe. Il n’en retient que la joie, et l’intelligence, et la tendresse.

Mortels. Et vivants. Et riant.

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration