Abécédaire

 

 
Pouvoir n° 3
 
 


Hall Bjornstad

16/04/2016

Pour ceux d’entre nous qui ont commencé trop tard l’apprentissage des langues étrangères, la grande peine de ne pas pouvoir profiter de l’absorption naturelle de l’enfant est un tant soit peu compensée par le plaisir des épiphanies au moment de faire l’expérience de la non-coïncidence radicale à certains points essentiels. Une impuissance qui est en même temps un pouvoir, aussi bien pour celui qui apprend que pour le passage entre les langues. La grande surprise, par exemple, de se rendre compte du fait que le pouvoir est en fait un verbe ! Tandis que « power » est logé assez loin de « to be able to » dans la tête d’un anglophone et « Macht » presque aussi loin de « zu könnnen » chez un germanophone, « le pouvoir » et « pouvoir » s’entrelacent et se confondent, non seulement pour ce qui est du mot, mais aussi par contamination pour la chose, du moins chez celui qui n’a pas encore des habitudes fixes d’expression et des cloisons étanches pour les séparer dans sa tête.

En effet, à y regarder de plus près, sans les préjugés ou les œillères de la maîtrise (ou du pouvoir), « le pouvoir » ne serait-il pas une locution verbale analogue à celle de « y pouvoir » ? –« Je n’y peux rien, mais ça, je le peux. » – « Le pouvoir », ne serait-ce pas ainsi l’expression verbale d’une puissance d’action plus pure, dans sa forme la plus transitive, là où « y pouvoir » prend ses distances, n’exprimant qu’une certaine responsabilité dont les modalités restent à être qualifiées, si ce n’est pour la questionner ou la refuser, et souvent catégoriquement (« n’y pouvoir rien ») ? Le lecteur bienveillant (car impuissant) aura déjà anticipé la question décisive : quel serait donc, selon cette analyse, l’objet même du pouvoir, pour ainsi dire, son objet grammatical, ce « le » de « le pouvoir » compris comme une locution verbale et dans lequel cette promesse d’un pouvoir dans son état le plus pur se concrétiserait ?

Avant d’y répondre, avant même de ne pas y répondre, observons en passant que notre locution verbale semble pouvoir suppléer un tant soit peu à un défaut surprenant du langage philosophique français : l’absence d’un terme pour exprimer la notion si centrale pour la philosophie analytique contemporaine et pour toute tentative de penser l’action, à savoir celle de l’agency anglais, classée par Etienne Balibar et Sandra Laugier comme un « “intraduisible” au sens strict, premier du terme » dans le dictionnaire de Barbara Cassin. « Le pouvoir » pour celui qui ne peut, qui ne sait pas encore penser en français, ne serait-ce pas une catégorie qui permettrait à celui-ci « de penser l’agir, non plus en tant que catégorie opposée à la passion, mais en tant que “disposition” à l’action, une disposition qui ébranle l’opposition actif/passif », visant ainsi « le point où s’effacent les dualismes action/passion, agent/patient, mais aussi où se définit de façon nouvelle le sujet/agent » (Balibar & Laugier) ? Peut-être pas, parce qu’il peut si peu, comme tendu entre le pouvoir et peu pouvoir.

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