Abécédaire

 

 
Paroxysme n°2
 
 


Michèle Rosellini

09/04/2016

PAROXYSME : Le mot paroxysme résiste à l’emploi. Trop marqué par son origine grecque pour être employé dans la conversation commune, il entre dans la fabrication de clichés dont raffolent les médias : paroxysme de la violence, paroxysme de la douleur, de la rage, du désespoir, voire d’une épidémie… Est-ce pour en jouer que Francis Picabia a intitulé l’une de ses peintures « Paroxysme de la douleur » ? Le tableau n’est pas facile à décrire. Il représente un objet géométrique précis et élégant, frappé de symétries et de dissymétries, qui, de loin, ressemble un peu à une cafetière, et, de près, à un cylindre enserré d’une spirale à trois tours et fermé d’une sphère à ses deux extrémités. Celle du haut est rehaussée d’une sorte de coupelle. A droite du cylindre, accrochée au bas de la spirale, une manivelle s’élève jusqu’au niveau de la sphère supérieure, tandis qu’à gauche, en haut de la spirale, se greffe une autre manivelle, mais plus mince et plus courte que la première.

En dépit de la mise en garde d’Apollinaire à propos de cette œuvre – « Remarquons que l’indication d’un titre ne signifie pas que l’artiste aborde un sujet » –, la notice du musée des Beaux-Arts du Canada où elle est conservée motive fermement l’intitulé : « Picabia élabore une interprétation anthropomorphique des machines, qu’il déguise en image presque abstraite. […] on imagine la poignée tournée en un lent mouvement de broyage provoquant une intense douleur ». Légitime ou non, l’interprétation épouse le mouvement spontané du regardeur qui tend à comprendre le titre comme une légende appelant une projection sensible et conduisant à voir dans le schéma de ce corps-machine non identifiable un instrument de torture, mieux : l’instrument de sa propre torture. La symétrie inverse des deux manivelles induit l’œil à anticiper le resserrement mécanique progressif du dispositif externe sur la partie centrale, jusqu’au broyage ou à l’étouffement.

L’image s’offre comme surface projective. Mais l’identification n’est pas son usage le plus assuré, ni le plus nécessaire. L’artiste a pu vouloir au contraire proposer cette image comme une sorte de mantra visuel, donnant forme à la douleur du regardant, et contenant son débordement paroxystique.

J’ai fait naguère l’expérience d’un tel usage de la littérature. Une nuit où je subissais sans secours possible une crise physique très douloureuse dont j’ignorais la nature (je ne devais apprendre que le lendemain le mot « cystite »), j’ai pris un livre pour tenter de faire diversion à la douleur. Le hasard m’a mis entre les mains Madame Bovary et j’ai relu le passage de l’empoisonnement et de la mort de l’héroïne. La scène lue m’a aidée à traverser la douleur vécue. Comment ? Il me semble qu’il ne s’agissait ni de diversion ni d’identification. Mais peut-être que le récit de cette agonie représentée dans la logique fictionnelle du roman comme un paroxysme donnait forme, par déplacement et reconfiguration imaginaire, à ma douleur sans nom, atténuant l’acuité de la crise dans l’expérience d’un partage symbolique.

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