Borborygme
 
 


Benoît Autiquet

03/10/2015

 

Le terme est d’abord scientifique : il signifie « gargouillis, bruit des intestins » (emprunt au grec borborygmos). Comment peut-on partager un borborygme, le communiquer à d’autres ? Honteusement ? Je vois ce geste, qu’on a l’habitude de faire lorsqu’un borborygme survient en public, d’apposer sa main sur son ventre : comme si on retrouvait ainsi le contrôle sur un bruit du corps qui nous échappe. C’est carrément inconfortable, on passe trop de temps à digérer dans sa vie pour en avoir honte en public. Fièrement ? Oui, mais le borborygme n’est pas un rot, ni un pet. On se voit mal éclater de rire après un « gros borborygme ». Donc, le borborygme : assez honteux, assez dérisoire, mais trop peu honteux pour être franchement risible. Comment le partager ? 

Au lycée, j’écoutais une chanson de Thomas Fersen, intitulée « Borborygmes ». Elle commence ainsi : Roseline et moi, nous regardons l’plafond / Mon estomac produit des borborygmes / Mon œsophage fait des bruits de siphons / Je n’y peux rien, le ventre est une énigme. Les « borborygmes », en nous faisant prendre de la distance par rapport au lit conjugal, contribuent à nous faire rire. Mais d’un rire qui n’abolit pas l’amour : de la même manière que le « je » poétique ne pète pas franchement, l’auteur des vers ne prend pas le parti de détruire l’union du couple. Il termine même la chanson sur des vers tout à fait « fleur bleue » : Quoiqu’il en soit, elle voudrait vivre seule / Tant pis pour elle car même si on s’engueule / C’est suffisant un lit de camp pour deux / On ne fait qu’un quand on est amoureux. Le statut des deux derniers vers est indécidable. On peut bien sûr les trouver ironiques, trop discordants par rapport au tableau initial - d’autant que Roseline s’en va. Mais, sachant que Fersen a déjà chanté l’amour d’un vendeur de chaussure pour une jeune fille dont l’odeur de pied lui plaisait, je suis sensible à autre chose : la tendresse avec laquelle il intègre ces borborygmes dans le langage amoureux, la tendresse avec laquelle il les partage avec son public.

Sens figuré péjoratif : « Propos incompréhensibles, inarticulés ». Dans Gargantua, « Maistre Janotus de Braquemardo », « sophiste » alcoolique et « tousseux » qui veut persuader Gargantua de rendre ses cloches à Notre-Dame, s’empêtre lamentablement dans ses bruits de gorge. Borborygmes honteux. A cette exclusion du borborygme de l’ordre du logos – il partage en cela le destin de barbarisme- répond sa mise en valeur dans l’ordre de la création littéraire. Il y a une sorte d’héroïsme du borborygme, où l’on retrouve la tentation de le partager fièrement : Rabelais toujours, cette fois-ci dans le Quart-Livre, où le surgissement des « paroles gelées » (« hin », « his », « frr », « bou ») renouvelle, a-t-on dit, l’écriture romanesque. Mais pour frémir devant l’intégration de ces bruits dans la prose d’un roman, ne faut-il pas avoir une assez haute idée de ce qu’est le langage articulé ? Ce que j’aime dans l’épisode des « paroles gelées », c’est le fantasme d’une conservation de bruits éphémères et intimes en marge d’une bataille, de la guerre, de la grande Histoire. Au choix : dans la glace, dans l’huile, ou dans le texte.

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