Critique sentimentale n° 1

 

Annonce            

La séance d'ouverture de notre séminaire aura lieu le vendredi 4 novembre, de 13h à 15h, à l'EHESS: salle 3, RDC, bâtiment Le France, 190-198 avenue de France, 75013 Paris (métro quai de la Gare). Elle sera consacrée à faire connaissance, à connaître les projets de recherche des uns et des autres, à envisager le programme de l'année, à discuter des conditions de validation du séminaire (pour les étudiants qui désirent le faire valider par l'École). Pour justifier notre intitulé, nous écouterons des remarques de Patrick Hochart sur la place que Jean-Jacques Rousseau accorde au sentiment dans la lecture.

 

 

 

 Entame

 

Patrick Hochart

30/11/2011 

 

En guise d’entame, je voudrais simplement dire mon embarras, d’ailleurs habituel, relatif à cette première séance, comme s’il vaudrait toujours mieux commencer par la seconde, quand, au- delà de la présentation des uns et des autres, et de celle du programme proposé, il s’agirait, à titre d’introduction, de parler de rien que de notre méthode, de nos perspectives, voire de nos objectifs, de nous expliquer sur notre pratique et sur notre titre, soit de nous livrer à une sorte de méta-critique, à une critique de notre « Critique sentimentale », tant il est à craindre qu’une telle entrée en matière, loin d’introduire dans notre propos, en détourne, loin d’éclaircir nourrisse les malentendus. Peut-être en va-t-il, en l’espèce, comme chez Rousseau pour qui les explications ne sont bonnes que pour ceux à qui elles sont inutiles et ont toute chance de fourvoyer ceux qui en auraient besoin[1]. Ainsi relatant la manière dont l’histoire d’Alexandre et de son médecin et ami Philippe[2] est racontée par un enfant, puis commentée par des convives, lui-même jugeant que les uns et les autres n’y entendent rien mais gardant le silence sur l’injonction d’une femme elle-même silencieuse, Rousseau ajoute : « Quelques lecteurs mécontents du tais-toi Jean-Jaques demanderont, je le prévois, ce que je trouve enfin de si beau dans l’action d’Alexandre. Infortunés ! S’il faut vous le dire, comment le comprendrez-vous ? »[3]. Ainsi encore, envoyant à Malesherbes, à l’occasion du suicide de sa femme, une lettre de condoléances[4] dont les « expressions » ne font état de rien moins que de « compliments » formels[5] et qui comporte, aux yeux de son correspondant, « une énigme indéchiffrable » sur laquelle il désire ardemment qu’ils s’expliquent[6], Rousseau,  malgré les instances répétées de Malesherbes pour éclaircir les « ombrages » qu’il avait fait paraître[7], se refuse à toute explication[8], tout en l’assurant que les sentiments qu’il lui a « voués depuis longtemps et qui (lui) sont dus sont à toute épreuve »[9].

S’il en est quelque peu de même avec la « critique sentimentale », c’est qu’elle se fie au sentiment ou à l’émotion comme à un point de butée nécessaire et suffisant à l’intelligence des textes ou plutôt à ménager une intelligence avec les textes. Critique non pas d’humeur ni entachée du sentimentalisme coutumier aux « énergumènes de la sensibilité »[10], ni simplement vouée à l’arbitraire de nos engouements, mais dans laquelle toute l’attention, l’ingéniosité et la rigueur requises s’emploient à élaborer, à raffiner, à infléchir voire à corriger, en tout cas à éclaircir l’impression éprouvée au contact de l’œuvre ou, pour parler comme Rousseau, « la disposition de cœur » où elle nous met[11]. Autrement dit, de manière négative et en accord avec l’histoire d’Alexandre et de Philippe, il s’agit d’une critique rien moins que suspicieuse ou qui ne nourrit d’autre soupçon que d’abord envers elle-même, envers la propension à attendre l’œuvre au tournant, à la forcer comme un gibier, à lui faire rendre gorge et avouer ce qu’elle entendrait taire ; critique attentive à se défier de toute position de survol pour procéder à partir de la surprise, du saisissement, du tressaillement éprouvé au fil de la lecture[12]. Si donc, pour ma part, je suis enclin à me dérober aux explications, c’est que je n’entends pas prendre de la hauteur, fût-ce celle de la méthode, mais plutôt évoluer au ras du texte, à même ses détails singuliers et poignants qui ne laissent pas, à mes yeux, d’en recéler et d’en délivrer le sens, et qu’une telle critique s’expose plus dans des exemples que dans une théorie, ne suit pas tant une méthode qu’elle a à cœur de nouer une intelligence avec le texte.



[1] Dialogues, Rousseau juge de Jean Jaques, O.C., I, p.668 : « Je m’expliquerai : mais ce sera prendre le soin le plus inutile ou le plus superflu : car tout ce que je dirai ne saurait être entendu que par ceux à qui l’on n’a pas besoin de le dire. »

[2] Cf. Montaigne, I, 24, ed. Villey, p.129.

[3] Emile, O.C., IV, p.349-50.

[4] Rousseau à Malesherbes, 17/01/1771, in Rousseau-Malesherbes Correspondance, Paris, 1991, p.238 : « J’ai appris, Monsieur, avec une véritable douleur la perte que vous venez de faire. Aux sentiments qu’inspirait Madame de Malesherbes à quiconque avait l’honneur de la connaître, se joignait de ma part une sensibilité particulière pour l’accueil obligeant que j’avais reçu d’elle. Mais ce qui me rend sa mémoire encore plus respectable, est d’avoir vu qu’on pouvait la tromper sans doute avec beau coup d’autres mais que presque seule elle ne pouvait feindre ni tromper. Comme c’est une douceur dans l’affliction d’y trouver des cœurs sensibles, j’ai cru Monsieur vous pouvoir offrir pour ma part cette espèce de consolation, la seule qui soit à ma portée. »

[5] Réponse de Malesherbes, vers le 2O/O1/1771, id., p.239 : « Les expressions d’un homme comme vous ne peuvent jamais être regardées comme des compliments… ».

[6] Ibid. : « Il y a une phrase de votre lettre qui est pour moi une énigme indéchiffrable. Je désire ardemment m’en expliquer avec vous si vous voulez vous prêter à cette explication ». Délicatesse de Malesherbes qui en sollicitant avec tact une explication de la part de Rousseau, ne laisse pas, de son côté, de lui ménager des apaisements : « …mais je peux vous assurer d’avance que Madame de Malesherbes n’a été trompée par personne sur ce qui vous regarde, qu’elle a toujours eu pour vous les mêmes sentiments. Il est vrai qu’une profonde mélancolie était le principal symptôme de la maladie qu’elle avait depuis six mois, et si vous l’avez vue dans ce temps-là, vous avez pu vous en apercevoir, et attribuer peut-être à quelque autre cause la réception froide qu’elle vous aura faite. Elle était de même avec ses plus intimes amis, et cette maladie malheureusement trop réelle l’a conduite au tombeau. Dispensez-moi, Monsieur, de vous en dire davantage quant à présent » (ibid.).

[7] Id., p.247, p.249-50, p.284-85, p.289.

[8] En faisant état d’un motif quelque peu désobligeant, non sans se livrer à un retournement de situation assez saisissant: « Je suis revenu, Monsieur, des explications, bien convaincu qu’on n’en a jamais avec moi de franches que de ma part ; vous seriez injuste envers moi que je ne le serais jamais envers vous et vous ne pouvez rien désirer de plus honorable » (Rousseau à Malesherbes, 02/11/1771, id., p.248)

[9] Ibid.

[10] Rousseau, Dialogues, op. cit., p.810.

[11] Id., p.695 : « …lisez-les avec ce qui précède et ce qui suit, consultez la disposition de cœur où ces lectures vous mettent ; c’est cette disposition qui vous éclairera sur leur véritable sens » ; La Nouvelle Héloïse, II, 18, O.C., II, p.261 : « Je n’ai point, pour moi, d’autre manière de juger de mes Lectures que de sonder les dispositions où elles laissent mon âme » (note de « l’éditeur » : « Si le lecteur approuve cette règle, et qu’il s’en serve pour juger ce recueil, l’éditeur n’appellera pas de son jugement »).

[12] Conclusion des Confessions sur la lecture que Rousseau en fit dans quelques salons : « J’achevai ainsi ma lecture et tout le monde se tut. Madame d’Egmont fut la seule qui me parut émue ; elle tressaillit visiblement ; mais elle se remit bien vite, et garda le silence ainsi que toute la compagnie » (O.C., I, p.656).

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