Abécédaire

 

 
Zoulou n°2
 
 


Brice Tabeling

06/07/2019

 

Souvent, les mots m’échappent. Je veux dire que je ne comprends plus (si j’ai jamais compris) ce que c’est qu’un mot, comment ça fonctionne et comment je peux (ou je dois) m’en servir. C’est une expérience un peu similaire à celle de la découverte d’un objet (lors d’un déménagement par exemple ou quand on fait le ménage) dont on a tant de mal à concevoir l’usage qu’on se met à regarder stupidement autour de nous pour voir s’il n’appartient pas à un autre objet, plus grand, plus compréhensible, plus habituel dont il se serait détaché car, à ce moment-là, il nous est impossible d’imaginer que ce machin ou ce truc ait le moindre usage (j’ai envie d’écrire le moindre sens) en lui-même.

Bien sûr, il faut avoir le temps de s’étonner car une telle perplexité, un caractère un peu plus organisé et un peu plus pragmatique se l’évite en rangeant immédiatement l’objet dans le carton des trucs qui y ressemblent ou le tiroir des machins qui ne servent à rien, sans tergiverser ni rêvasser, allez, dépêche-toi, cela fait une semaine que je te demande de ranger ta chambre.

« Zoulou », par exemple, on peut assez rapidement en donner une définition à partir du dictionnaire qui dirait qu’il s’agit d’un terme qui, comme nom, désigne un peuple du Sud de l’Afrique ou sa langue et, comme adjectif, ce qui se rapporte à ce peuple (je le mets donc dans le carton où se trouvent « Français », « Anglais », « Martien », « Chinois » etc.). On peut encore souligner qu’il est la traduction occidentale du terme « amaZulu » (ou « isiZulu » pour la langue) qui est lui-même la transcription latine du mot « zoulou », la langue zouloue n’ayant pas de forme écrite jusqu’à la colonisation occidentale (je le range donc dans le tiroir sans fond des termes étrangers avec « kéfieh », « nunchaku », « lama », « bonjour » etc.).

Mais « zoulou », cela veut aussi dire « sauvage » (par exemple dans « Arrête de faire le zoulou et fais tes devoirs !») ; c’est encore le terme qu’on utilisait pour nommer le chanteur sud-Africain d’origine européenne Johnny Clegg – le « Zoulou blanc » disait-on – dont les tubes, exploitations commerciales pop-rock du patrimoine musical zoulou, constituèrent pendant quelques années le principal accès du public occidental à cette culture et l’un des usages importants du terme. Dès que l’on songe à ces deux emplois, il devient difficile de se contenter du tiroir et du carton précédents. L’ordre qu’une telle classification produit, aussi efficace soit-il, efface un peu rapidement des aspects du mot – son histoire, sa fonction au sein d’une culture colonialiste, raciste et capitaliste – qui sont pourtant tout aussi véritables que ceux que le dictionnaire contient.

A cela, il faut ajouter une série d’évocations obscures provoquées par le signifiant. J’aimerais ainsi raconter ce que la simplicité explosive du terme provoque en moi de joie enfantine, à quel point ses sonorités ont un effet transgressif et libérateur : la vitesse incontrôlée du « z », la répétition du [u], bruit même du surgissement (hou ! c’est le loup !), une répétition qu’en plus, aucun hiatus ne vient interrompre puisque la consonne [l] vient la fluidifier, la rendre plus fulgurante, plus heureuse et plus insouciante. Mais comment ignorer alors qu’il s’agit moins d’une improbable musicalité en soi du signifiant que d’un symptôme des normes phonétiques de ma langue au sein desquelles, par nécessité, les sonorités d’un mot africain détonnent plus nettement ? Comment surtout ne pas voir que je ne quitte nullement l’imaginaire colonial infantilisant et déshumanisant que j’évoquais plus haut, me contentant ici de le rapporter au signifiant plutôt qu’au signifié, le privilège accordé au signifiant étant justement une des marques de cette infantilisation et de cette déshumanisation (le zoulou comme babil, comme extériorité au logos) ?

Voilà donc le problème : un mot, c’est (notamment) une signification, une fonction grammaticale, une provenance, l’histoire de ces usages, un signifiant et des émotions, des souvenirs, et de nouvelles significations et émotions attachées à tout ce qui précède et à leurs combinaisons, parfois contradictoires. Bien sûr, en général, on se contente de les mettre dans une phrase (« Un groupe de Zoulous partage une bouteille de Pessac-Léognan au café près de la mairie ») mais, dès lors que l’on prend le temps de les considérer, ils deviennent une chose qui ne cesse de déborder l’usage qu’on aimerait en faire. Toute classification (carton, étagère à bibelots, poubelle) en effacera certains aspects importants. Cet abécédaire est, pour moi, un des lieux où leur préserver leur statut de machin ou de truc incompréhensible et inutilisable.



Abécédaire

 

 
Zoulou n°1
 
 


André Bayrou

06/07/2019

 

Quand on aime jouer à la guerre, enfant, on renouvelle continûment son stock de fantasmes en puisant dans les films et les livres historiques à vignettes colorées, sautant ainsi à pieds joints (avec nos petits pieds) dans un tourbillon de problèmes politiques et de conflits de valeurs qui nous dépassent, nous échappent, nous imprègnent, nous façonnent, et, peut-être un jour, nous donneront matière à penser, et à reconfigurer autant que possible notre rapport à l’Histoire.

J’avais un jour le sentiment d’avoir épuisé les Gaulois et les Romains, les cow-boys et les Indiens, les corsaires et les pirates, Davy Crockett et la troupe mexicaine, les bazookas U.S. et les panzers allemands, les hussards de Napoléon et les cosaques de Koutousov – je jouais souvent dans le premier camp, mais j’aimais parfois changer pour rebattre les cartes de l’Histoire. En quête d’inspiration, je tombai sur les images impressionnantes d’un film qui passait à la télé, sans doute sur La 5 : au milieu de la brousse jaunie par le soleil d’Afrique du Sud, une petite garnison de fusiliers britanniques en uniforme écarlate résistait victorieusement aux déferlantes d’une armée de guerriers noirs, torse nu, brandissant des lances et des boucliers de peau – les Zoulous, aussi terrifiants que fragiles.

Il y avait dans ce scénario dramatique, inspiré d’une bataille coloniale de 1879, un raffinement pervers dans la disposition du rapport de forces, qui était digne des jeux du cirque à Rome. Les chances étaient à peu près égales, alors que tout était déséquilibré : par le nombre, les Anglais étaient écrasés, mais par la technique, ils écrasaient leurs adversaires. La criante différence d’armement, et le simple fait que cette poignée d’hommes à la peau claire, si peu faite pour supporter l’ardeur du soleil, ait eu les moyens de prendre pied si loin de son île natale, signifiaient que le royaume zoulou était déjà voué à périr aux accents du Rule Britannia. Et cependant, le cinéaste soulignait l’isolement des soldats de Sa Majesté, suscitait l’émotion à l’endroit de chaque homme tombé dans leur camp, bref, épousait leur point de vue, au point de les faire apparaître comme les derniers défenseurs d’une civilisation encerclée par la sauvagerie.

J’aurais pu, sans doute, si un adulte m’avait éclairé, songer à la dimension politique de cette guerre et du film qui la glorifie, à cette puissance britannique s’affirmant par les armes et par les images, à ce bouleversement de l’Histoire mondiale provoqué par les conquêtes de l’impérialisme européen. J’aurais compris alors que la splendeur guerrière des Zoulous était condamnée par la modernité des colons, à l’inverse de ce que le film suggérait. Était-ce le moment pour moi de me soucier de ces histoires d’hommes ?

La passion que j’avais à rejouer cette scène me branchait sur son idéologie, mais d’une façon étrange, qui faisait de moi un récepteur à la fois docile et inconséquent : si l’on m’avait interrogé, me serais-je indigné des pertes infligées aux combattants noirs ? Je ne pense pas, mais j’aurais répondu sans hésitation qu’il y a plus de mérite à braver un fusil qu’à appuyer sur la gâchette. Certes, j’aurais été déçu que les Tuniques Rouges renoncent à la conquête en rembarquant pour Bristol, mais j’aurais tout autant détesté que les Zoulous disparaissent, ou soient réduits en esclavage, dépouillés de leurs lances et de leur liberté. Ç’aurait été la fin de l’aventure, la fin du jeu qui me transportait. Telle est l’inconséquence de l’imaginaire enfantin : on brûle de vaincre l’ennemi, mais on désire paradoxalement, pour la grandeur du combat, que l’ennemi subsiste, indomptable.

Désormais, je ne suis plus si bon public, car je sais que l’épopée tourne vite à la tragédie, l’affrontement à l’anéantissement. En redécouvrant la séquence finale de Zoulou (1964, de Cy Enfield), je suis désolé par la complaisance dans l’exaltation de cette bataille de Rorke’s Drift où les indigènes tombent par centaines, même si le cinéaste filme avec affection les chants et les danses du peuple zoulou. Mais justement, ce qui proteste en moi, ce n’est pas qu’une conscience morale ou politique d’adulte, étrangère au monde de l’épopée : c’est aussi un reste des jeux épiques de l’enfance, où il y avait place pour du différend, pour une reconnaissance muette de la noblesse des adversaires, et de la valeur de leur présence.



Abécédaire

 

 
Ubiquité
 
 


Michèle Rosellini

06/07/2019

 

Au XVIe siècle le mot existe sous la forme « ubiquidité », qui fait entendre la fluidité dans la présence multiple d’un seul. Il ne s’applique alors qu’à Dieu, présent partout (ubique) et au corps du Christ dont la présence réelle dans les espèces de la communion fait débat entre chrétiens. Mais « le don d’ubiquité », apparu dans la langue au début du XIXe siècle, a fait du mystère de l’omniprésence divine une aspiration profane, disponible à tout humain quelque peu passionné.

Les amants séparés en rêvent. Ils s’imaginent corps multiples. Mais le réel les ramène toujours à la finitude. Ils sont comme ils sont, avec un seul corps. L’amour qui aspire à l’expansion infinie est aussi conscience de notre nature unique, locale. Il est notre épreuve, source de révolte contre notre condition mortelle.

Le pouvoir, au contraire, tend à effacer sa condition d’assignation à résidence – dans une durée et un lieu circonscrits par les règles de son exercice. Certains chefs d’État réussissent parfois assez bien à donner corps au fantasme, en se faisant présents partout à tout moment, par la grâce des jets privés ou des tweets compulsifs. Ils n’ont pas le temps de relire Montaigne rappelant au Roi qu’il n'a qu’un seul cul, assis sur un unique trône.

Ainsi le père Ubu – que son auteur ait ou non pensé à cette possible étymologie – est un personnage bien venu pour dégonfler ce rêve politique ubiquitaire. Ne détenant le pouvoir que de lui-même, il se voit maîtrisant tout et intervenant partout, en exécuteur de ses propres décrets. Ne déclare-t-il pas à sa comparse effarée par sa fiscalité trop radicale : « Ne crains rien, ma douce enfant, j’irai moi-même de village en village recueillir les impôts. » Or le rêve infantile de toute-puissance laisse présager – habileté suprême du marionnettiste qui anime la créature despotique… – son imparable destin de meurtres et de solitude. « Avec ce système, j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai. » : comme si croire à la possibilité de l’ubiquité condamnait aux douleurs et à l’errance.



Abécédaire

 

 
Vernis
 
 


Natacha Israël

06/07/2019

 

Le vernis, laque protectrice tirée d’un végétal éponyme au suc résineux, renforce la résistance d’une surface vulnérable à l’usure et aux intempéries, laquelle devient alors brillante en supplément.

Nous savons que ce supplément constitue parfois une finalité. Les ongles, par exemple, sont plus brillants que protégés grâce au vernis qui les empêche plutôt de respirer et fait perdre son lustre naturel – la kératine agissant aussi comme un vernis, mais de l’intérieur du phanère – à leur partie transparente.

Le callista chione (vernis en langue vernaculaire), lui, se targue d’être à la fois naturellement lustré et protégé grâce à sa coquille, à deux cents mètres de profondeur dans les océans. C’est l’absence de naturel qui, dans le monde humain, éclaire le fait que le mot « vernis » soit venu à désigner, en un sens figuré, l’usurpation d’un savoir ou d’une qualité – ce vernis s’écaille comme les autres.

Enfin, l’expression issue de l’argot « être verni » signifie qu’on a la chance de son côté.

Je suis « vernie » : je suis protégée par une main invisible (donc sans vernis).

Mes ongles sont vernis : ils sont beaux, mais je ne le dois pas à la chance ; je le dois à une substance apparente (ajoutée).

Les individus vernis, au propre comme au figuré, redoutent la formule : « c’est que du vernis ». Parfois, d'ailleurs, mieux vaut n’être pas verni au sens propre : si, pour la rendre imperméable, vous recouvrez votre rutilante tommette rouge d’une laque grisâtre, l’effet esthétique sera à pleurer, même si l’eau ne pourra plus s’infiltrer. Et parfois, cette fille se moque que ses ongles aient perdu leur vernis tout en me détestant d’être aussi « vernie ».

L’argot le dit : le « verni » serait celui qu’un destin préserve de tout malheur, mais seulement parce que ce malheur semble glisser sur lui sans jamais l’atteindre intérieurement. C’est l’indifférence au malheur, alors, qui ferait le bonheur ; autrement que le destin dont la volonté est inscrite dans les étoiles ou dans quelque grand parchemin établissant la trajectoire de chacun, l’insensibilité personnelle protègerait le « verni » tel un revêtement intérieur. Quitte à l’empêcher de vivre à plein la félicité, la joie, la caresse inattendues ? On ne serait alors pas « verni » d’être privé de cette aptitude, tout en étant « verni » d’être inapte à pâtir de certaines blessures.

En définitive, il existe tant de manières d’être « verni » ou verni et de ne pas l’être qu’on aimerait les expérimenter toutes pour vivre en caméléon parmi les caméléons. Je vais au-devant du malheur : de bleu pâle, mon intérieur cuir se fait bleu dur. Un bonheur se présente : ma tunique bleue fait place au peau-rouge à condition de baisser les défenses et que, diaphane, ma sentinelle privée autorise la publication de mes émotions. Si la peur le dispute à l’enthousiasme, mes joues clignotent : violemment roses en un instant, elles pâlissent aussitôt pour s’accorder à mes lèvres blêmes. Soudain, le regard de cet inconnu verdit : il n’est pas imperméable à la jalousie et se juge lui-même un peu dangereux mais beaucoup plus beau dans le miroir. Il passera tout l’été, nu et bronzé, dans ce grand kaléidoscope. Selon l’humeur, les ongles de sa compagne seront noirs ou flashy, luisants ou mats, lorsqu’ils saisiront d’infortunés coquillages et crustacés pour les porter à des lèvres trop glossy. Le lambris de la pergola sera aussi blond que la méridienne sera lasurée, la terre d’ombre de la terrasse aussi ocre que le fond de la piscine sera strié et azuré, toute différence abolie entre vernis et déverni.



Abécédaire

 

 
Tragédie
 
 


Hall Bjørnstad

01/06/2019

 

« C’est une tragédie. » — Que ce soit devant une cathédrale qui brûle, au chevet d’un proche qui meurt, aux nouvelles d’un accident fatal, en présence d’un être cher qui sombre dans la démence, l’expression s’applique devant ce qui nous échappe, en se dérobant à jamais, au moment même de ce départ. En nommant l’irrévocable, l’exclamation est une tentative vaine – qui se sait vaine, qui se veut vaine, qui se prononce en tant que vaine (comme une plainte) – de circonscrire dans son aspect définitif ce qui s’inflige à nous comme proprement insaisissable.

« C’est une tragédie. » — Cette phrase se prononce aussi parfois au théâtre.

Heureusement, il y a Bossuet, qui nous renseigne sur l’origine de la chose nommée tout au début de son Discours sur l’histoire universelle : « Caïn le premier enfant d'Adam et d’Ève, fait voir au monde naissant la première action tragique. » Tout ce qu’il aura fallu est la naissance, celle du monde et celle du premier-né, et voilà la première tragédie qui arrive comme sur une scène, mais dans la vie. La tragédie, c’est ce que le premier enfant des êtres humains fait voir au monde par son action ; même si la tragédie dépasse son auteur et appartient maintenant au public, elle est issue de son seul acte ; mais en le dépassant, c’est comme si l’acte transformait la situation en scène. Le public est certes bien limité, mais derrière Adam et Ève, les parents horrifiés (et au-delà de leur plainte : « C’est une tragédie »), nous entrevoyons le dramaturge caché à leur vue. C’est de la présence obscure de ce dramaturge-là (et non pas de celui du théâtre) que la locution tire toute sa force : il y a tragédie quand les choses (et non seulement la chose) se passent comme selon un plan cruel prémédité, « scripté », comme si elles étaient prédestinées, comme si elles se déroulaient sur scène. Raison pour laquelle il y a toujours de la paranoïa dans cette expérience : une paranoïa première et constitutive qui est aussi une déformation narcissique. Comme si le monde tournait autour de nous. Comme si nous étions des victimes touchées par les actions d’une intelligence supérieure. Comme si nous importions. Comme si la tragédie était l’autre de l’indifférence du monde. Comme si Bossuet avait quelque chose à me dire, à moi.

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