Saynète n° 133.2.

 

Un jour,
Un jour, bientôt peut-être.
Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.
D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînement « de fil en aiguille ».
Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.
A coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.
Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.
clown, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.
Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert
à tous
ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…

Henri Michaux, «Clown», L'espace du dedans, 1927-1959 Paris, Gallimard, 1998, p.

Michèle Rosellini

16/07/2022

 

Ma lecture de ce texte est aimantée par son titre : « Clown ». Réapparaissant dans les dernières lignes, en apposition au « je » obstinément réitéré, ce pourrait être le nom ce sujet acharné à se dépouiller de toutes ses propriétés et qualités, dans un mouvement panique relancé par les versets irréguliers de cet étrange poème en prose. Dans ce personnage enfin révélé, je ne vois pas le clown blanc, toujours maître des situations les plus saugrenues, mais son compère défaillant, l’auguste, le paillasse, celui qui me faisait pleurer, enfant, tant les chutes, les coups et les brimades qu’il subissait à répétition me paraissaient insupportables. Je m’identifiais trop à ce corps malmené, inapte que j’étais alors à entrer dans le rituel d’exorcisme que le cirque offrait, en catimini et à bas prix, à son public. J’ai récemment compris, grâce aux explications d’un authentique clown, le statut métaphysique et l’utilité psychique de cet être hybride entre l’humain et le pantin. Par ses échecs inévitables, la maladresse de ses gestes et l’illogisme de ses déductions, il concentre les imperfections humaines en quelques traits caricaturaux qui permettent aux humains qui composent le public de les expulser comme une part étrangère d’eux-mêmes. L’empathie n’est pas de mise envers ce bouc-émissaire dépourvu de tragique. Car il se relève toujours, ce pantin au corps inaltérable et indéfiniment risible. Le maquillage bariolé et le nez rouge le privent de visage. C’est là, surtout, ce qui inhibe chez le spectateur tout sentiment d’altérité et lui donne la permission de rire sans y faire réflexion de ce quasi-semblable expulsé de la communauté humaine par son accoutrement et sa gestuelle insolites.

N’est-ce pas ce phénomène d’extrême rabaissement qu’évoque Michaux par les ultimes qualificatifs, dont la disposition typographique (points de suspension et saut de ligne) porte le poème à son exténuation rythmique : à force d’être nul / et ras…/ et risible… Mais là n’est pas la conclusion du poème, qui, tout au contraire, donne à l’être humilié la chance d’une renaissance par l’accès à l’infini-esprit qui n’est pas transcendance mais ressource disponible puisque « sous-jacent ». S’il est d’abord déclaré « ouvert / à tous », la fin de la phrase le réserve de fait au sujet poétique, seul capable d’accéder au « moi-même » pour s’être délivré de ses assujettissements : la rosée, qui intervient alors comme un lapsus sur risée, contient, par retournement du stigmate en élection, la promesse d’une aube. Ce réinvestissement de la figure humiliée du clown par les sèmes positifs de l’authenticité me conduit à relire le poème depuis son commencement.

La quête d’authenticité est en effet initiale, et se pare même des atours poétiques du bateau ivre. Il y a du Rimbaud dans le futur prophétique du largage des amarres et son lyrisme anaphorique ( Un jour, / Un jour, bientôt peut-être. / Un jour j’arracherai l’ancre… ). Mais la métaphore du navire ne tient pas longtemps contre l’attrait, strictement michaldien, pour les représentations physiques de l’arrachement, de la torsion, de la mutilation, conditions du détachement et de la forme de liberté que promet l’anéantissement de soi. Car « être rien et rien que rien » n’est pas une proposition vide : elle est l’aboutissement d’un processus de purgation intime envisagé au plus près de ses réalisations corporelles, du vomissement (dégorgeant) à la suppuration (vidé de l’abcès). Purgation de quoi ? De la contamination de l’être originel par des normes sociales incorporées. Le futur est alors garant d’un projet de libération intérieure : Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier. La modalisation (à nouveau) est trompeuse : il ne s’agit pas de se replonger, fût-ce imaginairement, dans le liquide amniotique originel, mais de recréer – sans doute « au-dedans » comme l’indique le titre du recueil – les qualités nourricières de cet espace primordial. C’est là qu’intervient le rire dans sa violence cathartique, celui-là même dont le clown est la cible et la victime expiatoire, comme l’instrument le plus efficace pour anéantir ou rendre inopérantes les formes aliénées du moi. La double énumération qui se déploie dans le plus long verset du poème en décline les fonctionnalités ( si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables… ) en contrepoint de la panoplie des moyens de destruction : à coup de ridicules, de déchéances […], par éclatement, par vide. La dérision, associée à la dissipation et à la purgation dans un long mot-valise, s’attaque aux valeurs reconnues : comme la pudeur plus haut, la dignité ici ( si dignes, si dignes, mes semblables). L’indignité est alors désirable comme le terme extrême du mouvement de séparation : elle s’entend en tous sens, de la privation volontaire des dignités sociales ( au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter ) à la perte morale de l’estime d’autrui.

Je comprends mieux alors l’émergence, à ce moment du poème, de la figure du clown : ni métaphore ni allégorie, le clown incarne une forme de vie en cours de sécession : en proie à la dérision de ses semblables, dénué de dignité et d’identité, il est en quelque sorte acculé à trouver une source de vitalité – comme semble l’indiquer le lexique aquatique – dans une intériorité âprement conquise et jalousement préservée. Il serait abusif de vouloir y reconnaître une instance répertoriée par quelque science de l’âme : ni vie spirituelle ni intimité avec l’inconscient, cet « espace du dedans » est l’objet même de la quête poétique de Michaux, et le produit d’un langage tâtonnant et inventif, qui sollicite vivement le lecteur, entre perplexité et révélation sensible.

 

 

 

Saynète n° 133.1.

 

Un jour,
Un jour, bientôt peut-être.
Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.
D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînement « de fil en aiguille ».
Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.
A coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.
Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.
clown, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.
Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert
à tous
ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…

Henri Michaux, «Clown», L'espace du dedans, 1927-1959 Paris, Gallimard, 1998, p.

Augustin Leroy

16/07/2022

 

A Coline Fournout, pour lectures.

 

Je sens en moi surgir d’étranges poissons, dévoreurs, gloutons, avides de destructions, et les aériens, argentés poissons volants qui effleurent la surface de l’écume et filent le ciel.

Je commettrais une maladresse envers le poème si j’imposais au clown de n’être que figure topique, un portrait du poète. Portrait du poète en guerrier, portrait du poète en débauché, en amant malheureux, portrait du poète en saltimbanque, clown, maudit vitrier. Cela couperait à la racine les potentialités mouvantes qui vibrent dans ces phrases étranges. J’ai simplement envie de m’y faire avaler.

  Alors, un paysage terrible se dessine : une étendue d’eau déserte, sans le moindre souffle de vent, un paysage impassible, hostile, basaltes coupants, sans repère, « espace nourricier » d’une vie prénatale aussi paisible que la mort. Je m’y dissous comme en une nuit de magma ; c’est bien. Je m’oublie, suis oublié, vous oublie, « mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables ». Je me déserte.

  J’ai parfois cru, au lendemain de quelques suppliques, que j’avais trouvé une lucidité nouvelle, une forme inédite de désespoir : moins d’inquiétude, moins de grattements, de peaux qui saignent, de cris étranglés, de rires tordus - « une humilité de catastrophe », un degré zéro de l’existence au centre duquel mes mains ne trembleraient plus. Le clown de Michaux, ce personnage secret et intime, n’est-il pas de ceux qui n’auront plus jamais peur, celle-ci ayant été violemment épuisée « après une intense trouille » ?

  « Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité ». Michaux désirait l’anonymat, refusait les prix, les rééditions, les photographies. Pourtant, je le reconnais, dans cette incise entre parenthèses, grâce à laquelle le stéréotype de l’abandon et de l’amnésie se singularise, et génère paradoxalement de l’identité par le fait même d’être « vidé de l’abcès d’être quelqu’un ». Indexer la possibilité d’un paradis sur son degré d’éloignement, c’est déjà donner corps au mythe, se faire ermite, sage, prophète, et témoigner ainsi de son « idée-ambition », petite fiction du petit moi, petit roi qui s’arrange à force de « misérables combinaisons » et parvient à rendre-compte de lui-même. Michaux flirte avec ce topos et dessine le mouvement d’un départ sans retour, une « plongée » dans « toute lumière », une renaissance à même « une nouvelle et incroyable rosée ».

  La rosée, au fond, est une affaire d’eau et de clarté : matin, scintillement, pieds et soleils mouillés.

  Mais l’énergie continue, sans relâche, de son écriture resserrée, ne cède pas. Pas d’abdication, ni de chute, ou de grandes hyperboles romantiques ; plutôt l’élan d’une « sorte de courage » d’être rien, « rien que rien », de devenir la plus minime des choses qui soit, perdurer dans cet état microscopique, « nul », « ras », « risible », sans évènement ni stimulation, ni question, ni réponse.

  Oui, je crois que ce poème me fait peur, précisément parce qu’il envisage dans la figure du clown la fin de toute peur, et, lecteur (« lire me toujours fait un mal atroce », écrit Michaux dans un autre poème), je souffre des écrasements dont je n’ai pas idée : les trajectoires d’êtres innommables, refusés, sans lieu ni mémoire, expulsés des langues et des liens. Ce poème n’est pas un discours politique ni ne produit un appel à la communauté des êtres informes, mais il réalise la mise en forme poétique d’une pulsion d’anéantissement où se mêlent le suicide et la naissance, la solitude absolue et l’utopie du commun. Cette forme tient grâce à la petite musique interne, la voix dont je n’imagine pas qu’on se débarrasse jamais, ce rien qui n’est à personne et par lequel il n’est impossible de n’être pas quelqu’un.

Cette voix me protège un peu contre la noyade. Je divaguais et me vois soudain pieds et poings liés sur un ponton de bois, incapable de me jeter à l’eau, parce que je me suis ligoté sans penser que je ne pourrai même plus me tortiller jusqu’à ma mort. Je ris doucement, et la peur revient et me rend à la vie, peur des liens qui m’attachent au ponton les mains ensemble, et peur des mains de mes semblables jointes ou menaçantes, tendues, fêlées et tremblantes et posées sur mon front à l’heure des fortes fièvres. 

  J’ai peur du Clown depuis le bord du ponton d’où je voulais mourir et la peur me donne rien, ou encore un poème, mon navire.

 

 

Saynète n° 132.2.

 

Les misères commençaient alors dans Paris à se faire sentir, et les pauvres pâtissaient déjà beaucoup. Toutes les denrées enchérissaient ; et quoique ce fût peu souffrir pour une ville assiégée, cette disette ne laissait pas d’incommoder beaucoup, et surtout les pauvres. Les eaux étaient fort débordées cette année, et Paris était devenue semblable à la ville de Venise. La Seine le baignait entièrement : on allait par bateaux dans les rues ; mais, bien loin d’en recevoir de l’embellissement, ses habitants en souffraient de grands incommodités ; et les dames, pour faire voir leur beauté, ne se servaient nullement de ces gondoles si renommées que l’on admire sur les canaux vénitiens. La nature a mis un bel ordre en toutes choses : ce qui sert d’ornement en certains lieux serait une grande laideur en d’autres. Ainsi cette belle rivière, la richesse et la beauté de Paris, n’étant plus renfermée dans ses bornes ordinaires, ruinait par cette trop grande abondance de ses eaux, la ville qu’elle baignait plus qu’à son ordinaire, et lui ôtait les avantages qu’elle lui donne quand elle se contente de couler doucement dans son lit naturel.

Madame de Motteville, Chronique de la Fronde [1669], Paris, Mercure de France, 2003

Guido Furci

11/06/2022

 

J’ai toujours pensé aux villes comme à des dispositifs, des thermomètres capables de prendre la température de ce qui se passe autour, y compris en dehors de l’espace urbain. Ce qui « commence à se faire sentir » en ville – souvent sous la forme d’un écho, d’un ricochet, de houle ou de vague selon les circonstances – est ce qu’il nous est donné de percevoir d’un événement qui a lieu ailleurs, hors-champ. En ville il y a plein de choses qui se passent. Mais la ville est aussi un cadre au prisme duquel mesurer les rapports de cause à effet entre des endroits hétérogènes et distants. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime la campagne ; c’est aussi pourquoi je ne saurais pas habiter trop loin d’un « centre ». Parfois je me dis que mon besoin de me savoir proche d’un centre dépend en premier lieu de la peur que j’aurais de vivre dans un contexte où les dangers pourraient ne pas se manifester avec suffisamment de préavis. D’autres fois, je me dis que cette nécessité traduit plutôt une incapacité à trouver mon propre centre, loin d’un centre perçu par tous en tant que tel.

Paris est ma ville depuis bientôt seize ans. Une seule fois je l’ai vue « semblable à la ville de Venise ». C’était en 2016 je crois : « les eaux étaient fort débordées », mais on n’allait pas « par bateaux dans les rues ». On parlait de pluies torrentielles, de dérèglement climatique, de papillons susceptibles de provoquer des déluges d’un battement d’ailes à l’autre bout du monde. Enfin, on parlait surtout de pluies torrentielles et de dérèglement climatique, mais moi ça me faisait penser aux papillons. Je ne sais pas si « la nature a mis un bel ordre en toutes choses » (à vrai dire, je ne crois pas) ; cela dit, il m’arrive parfois de penser que la physique quantique a su mettre un magnifique désordre « en toutes choses ». Si j’avais été bon en maths, j’aurais probablement approfondi la question. Faute de pouvoir creuser les raisons d’un tel ressenti, je me laisse émerveiller par ce qu’il véhicule. Autrement dit, par le réseau de correspondances en vertu desquelles n’importe quel sujet devrait se penser en rapport au monde ; par ce que « les échelles » représentent, sur le plan politique, symbolique et expérientiel.

À ce propos : ce qui me questionne dans le texte de Madame de Motteville, en dépit de sa composante documentaire, c’est sa portée intrinsèquement « imagée ». Celle-ci me protège un peu de ce qui, au niveau factuel, risque de renvoyer à l’actualité de manière presque sarcastique. Par ailleurs, elle m’aide à penser moins approximativement que d’habitude à la « chronique » en tant que genre. N’y-aurait-il pas nécessairement quelque chose de chronique, dans une chronique ? Une chronique ne devrait-elle pas nécessairement se configurer autour de la possibilité d’établir un système de rimes entre les époques ? « Ce qui sert d’ornement » dans certains contextes « serait une grande laideur en d’autres » : est-il vraiment imaginable de ne pas recevoir cette phrase dans la continuité des interrogations qui précèdent et, pour ainsi dire, fuor di metafora ? En me le demandant, impossible de ne pas voir défiler dans ma tête quelques gondoles voguant en apesanteur.

 

 

 

Saynète n° 132.1.

 

Les misères commençaient alors dans Paris à se faire sentir, et les pauvres pâtissaient déjà beaucoup. Toutes les denrées enchérissaient ; et quoique ce fût peu souffrir pour une ville assiégée, cette disette ne laissait pas d’incommoder beaucoup, et surtout les pauvres. Les eaux étaient fort débordées cette année, et Paris était devenue semblable à la ville de Venise. La Seine le baignait entièrement : on allait par bateaux dans les rues ; mais, bien loin d’en recevoir de l’embellissement, ses habitants en souffraient de grands incommodités ; et les dames, pour faire voir leur beauté, ne se servaient nullement de ces gondoles si renommées que l’on admire sur les canaux vénitiens. La nature a mis un bel ordre en toutes choses : ce qui sert d’ornement en certains lieux serait une grande laideur en d’autres. Ainsi cette belle rivière, la richesse et la beauté de Paris, n’étant plus renfermée dans ses bornes ordinaires, ruinait par cette trop grande abondance de ses eaux, la ville qu’elle baignait plus qu’à son ordinaire, et lui ôtait les avantages qu’elle lui donne quand elle se contente de couler doucement dans son lit naturel.

Madame de Motteville, Chronique de la Fronde [1669], Paris, Mercure de France, 2003

Hélène Merlin-Kajman

11/06/2022

 

Madame de Motteville n’a jamais dû connaître Venise. Sa vie de dame de compagnie d’Anne d’Autriche lui a fait mener une vie sédentaire attachée à la cour, ponctuée de quelques séjours provinciaux. Mais on le devine aussi à la façon dont, dans ce court récit de l’inondation de Paris pendant la Fronde, surgit la comparaison des « bateaux dans les rues » avec les gondoles vénitiennes, « ces gondoles si renommées ». Un déictique plein d’aura, et une mémoire culturelle pleine d’éloge : l’expérience est celle d’un discours, presque d’un murmure d’admiration, non celle d’un voyage. Venise est un nom, des récits, des descriptions, des images peut-être, peintures ou gravures, qui me rappellent une scène extraordinaire du Molière d’Ariane Mnouchkine où l’on voit des gondoles passer les Alpes dans une tempête de neige pour être offertes à Louis XIV (est-ce que mon souvenir est exact, ou l’ai-je un peu rêvé ?).

J’aime les évocations des villes quand une ville en fait surgir une autre et qu’à eux seuls leurs noms propres donnent à rêver… Celui de Venise les appelle tous. Dans les Villes invisibles d’Italo Calvino, Marco Polo décrit toujours un peu, dit-il, Venise derrière chacune des villes imaginaires qu’il décrit à Kublai Khan. Mais le Vénitien, au contraire de Madame de Motteville, est le voyageur par excellence, l’exilé qui parcourt l’Asie en emportant partout un bout de sa ville natale avec lui. Madame de Motteville séjourne dans Paris assiégé, et très vite, sa brève transfiguration sous l’effet de l’évocation magique des canaux et des gondoles emplies de « beautés » vénitiennes s’interrompt. La mémorialiste ne se laisse pas longtemps tentée par l’évasion fantasmée vers la lagune exotique. Ce qu’elle raconte est la faim et la détresse, l’effroi.

Cependant, plutôt que réaliste, le récit protège de la tristesse abyssale par sa fin morale. Madame de Motteville pense dans les catégories chrétiennes de son temps : elle qui, en tant d’endroits de ses Mémoires, montre son horreur pour la foule menaçante, la « canaille » meurtrière, s’émeut ici de la souffrance des pauvres. La description se fait même allégorique. Paris n’est pas comparable à Venise, car Venise n’est pas une ville inondée, sa beauté coïncide avec sa nature ou son être même ; l’inondation de Paris relève au contraire d’un désastre que l’écriture si classique (frôlant l’anesthésie) de Madame de Motteville atténue pour en dégager le sens spirituel : rien ne peut sortir de son ordre propre sans conduire à une catastrophe. La Seine, cette année-là, s’est faite métonymie symbolique du débordement contre-nature de l’émeute populaire.

Ce texte de Mme de Motteville agite en moi des images au statut mélangé : des souvenirs, des hantises de lieux et de temps divers, sur fond d’un plaisir paradoxal trouvé à son écriture : j’aime ce contraste, quoique déceptif, entre le bref éclat magique, exclusivement féminin, de l’évocation vénitienne, et la quasi-fadeur de celle du désastre. Un siège. La souffrance d’une population, il est vrai modérée par rapport au pire possible : Madame de Motteville écrit dans un siècle où l’on sait bien ce que signifie d’ordinaire le siège d’une ville pour les assiégés, et l’on peut supposer qu’elle a entendu raconter La Rochelle, tombée en 1627 après un an de siège qui a fait mourir de faim les trois quarts de ses habitants. Paris, ma ville natale, alors assiégée par les troupes royales parce qu’elle s’est rebellée (c’est une guerre civile) ; la ville de mes parents, qui se sont rencontrés pendant la seconde guerre mondiale, dans un abri lors d’un bombardement ; et même la ville de mes grands-parents (j’écoutais, avec étonnement et envie, le récit de mon père évoquant sa mère en barque, l’année même de sa naissance, rue Royale, face à la Madeleine où elle et mon grand-père s’étaient mariés, pendant l’inondation de 1910, dont je lis qu’elle fut presqu’aussi importante que celle de 1658 évoquée ici « avec sa montée des eaux à 8,42 m au pont de la Tournelle » contre 8,81 m en 1658 et 7,91 m en 1740 - trois records historiques...).

1910, j’y touche par ma mémoire; et de là, par les records, je touche donc au XVIIe siècle.

Lorsque la Seine monte, mon cœur bat : verrai-je dans ma vie ce que ma grand-mère avait vu ? La dernière fois qu’on a craint pour la ville, je suis allée regarder ces eaux très hautes. Souvent, ma mère commentait la hauteur du fleuve, non au pont de la Tournelle, mais au zouave du pont de l’Alma qui date de 1856. Mais je ne suis plus une enfant, et j’ai connaissance des dessous sinistres de toute magie de ce genre, et ils me hantent : un débordement météorologique, des fondations attaquées, des gens noyés, des détresses qui ne se comptent pas…

 

 

 

Saynète n° 132

 

Les misères commençaient alors dans Paris à se faire sentir, et les pauvres pâtissaient déjà beaucoup. Toutes les denrées enchérissaient ; et quoique ce fût peu souffrir pour une ville assiégée, cette disette ne laissait pas d’incommoder beaucoup, et surtout les pauvres. Les eaux étaient fort débordées cette année, et Paris était devenue semblable à la ville de Venise. La Seine le baignait entièrement : on allait par bateaux dans les rues ; mais, bien loin d’en recevoir de l’embellissement, ses habitants en souffraient de grands incommodités ; et les dames, pour faire voir leur beauté, ne se servaient nullement de ces gondoles si renommées que l’on admire sur les canaux vénitiens. La nature a mis un bel ordre en toutes choses : ce qui sert d’ornement en certains lieux serait une grande laideur en d’autres. Ainsi cette belle rivière, la richesse et la beauté de Paris, n’étant plus renfermée dans ses bornes ordinaires, ruinait par cette trop grande abondance de ses eaux, la ville qu’elle baignait plus qu’à son ordinaire, et lui ôtait les avantages qu’elle lui donne quand elle se contente de couler doucement dans son lit naturel.

Madame de Motteville, Chronique de la Fronde [1669], Paris, Mercure de France, 2003

 

07/05/2022 

 

 

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