Saynète n° 45

 

 

Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus belle des baronnettes ; il se coucha sans souper au milieu des champs entre deux sillons ; la neige tombait à gros flocons. Candide, tout transi, se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui s'appelle Valdberghoff-trarbk-dikdorff, n'ayant point d'argent, mourant de faim et de lassitude. Il s'arrêta tristement à la porte d'un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent : « Camarade, dit l'un, voilà un jeune homme très bien fait, et qui a la taille requise. » Ils s'avancèrent vers Candide et le prièrent à dîner très civilement. « Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon écot. Ah ! monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et de votre mérite ne payent jamais rien : n'avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut ? Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en faisant la révérence. Ah ! monsieur, mettez-vous à table ; non seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu'un homme comme vous manque d'argent ; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres. Vous avez raison, dit Candide : c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux. » On le prie d'accepter quelques écus, il les prend et veut faire son billet ; on n'en veut point, on se met à table : « N'aimez-vous pas tendrement ?... Oh ! oui, répondit-il, j'aime tendrement Mlle Cunégonde. Non, dit l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas tendrement le roi des Bulgares. Point du tout, dit-il, car je ne l'ai jamais vu. Comment ! c'est le plus charmant des rois, et il faut boire à sa santé. Oh ! très volontiers, messieurs » ; et il boit. « C'en est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares ; votre fortune est faite, et votre gloire est assurée. » On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton ; le lendemain il fait l'exercice un peu moins mal, et il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige.

Voltaire, Candide.

 
 


Hélène Merlin-Kajman

25/06/2016

Avec Voltaire, avec Candide, nous sommes au cœur des Lumières. Peut-être pas pour les historiens ni les historiens de la littérature, mais à coup sûr pour nos mémoires scolaires et sans doute dans la conscience culturelle de la majorité des enseignants (moi comprise) et des hommes politiques. Et ce que nous en connaissons nous saute au visage comme une évidence criante dès que nous en réamorçons la lecture : ironie, ironie, et encore ironie !

Mais encore ?

La civilité des recruteurs est un piège politique d’une toute autre gravité que l’hypocrisie sociale d’un Don Juan par exemple : sans doute parce que les moyens sont dérisoires par rapport aux fins. Lorsque Don Juan fait asseoir Monsieur Dimanche et lui donne du « Monsieur », la situation a quelque proportion avec l’enjeu (ne pas payer sa dette). Ici, ce n’est pas le cas. L’exagération comique qui boursouffle la mimésis vise à dénoncer un système atroce, mais dont l’atrocité nous touche d’abord par l’intelligence – c’est-à-dire par une disjonction violente d’avec Candide. Alors que nous pouvons être atteints de sympathie pour Monsieur Dimanche, au moins a contrario ou par ricochet, puisque nous ressentons qui est Don Juan (quelque jugement que nous portions sur lui, Don Juan a une consistance morale et une épaisseur humaine), nous ne ressentons rien avec ni pour Candide, sans doute parce que les recruteurs sont de purs pantins, de purs rouages : il s’agit pour nous surtout de ne pas être Candide – jamais, si possible.

A la séquence suivante, Candide part en promenade naïvement ; et pour ce crime, est condamné « à passer trente-six fois par les baguettes », c’est-à-dire à se faire frapper trente-six fois par les deux mille hommes du régiment. Dès le deuxième passage, « les quatre mille coups de baguette [...] lui découvrirent les muscles et les nerfs ». Alors, Candide « demanda en grâce qu’on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête ». Il sera sauvé in extremis par le passage du roi des Bulgares qui le gracie en apprenant que Candide était « un jeune métaphysicien, fort ignorant des choses de ce monde ».

Candide n’aurait-il pas un peu ce qu’il mérite, avec sa candeur ? C’est sans doute pousser trop loin la perplexité (et malgré le didactisme de son nom). Mais ce qui est certain, c’est que le texte de Voltaire ne mobilise en rien la compassion du lecteur. L’esprit critique s’en passe très bien. L’ironie se glisse partout : Candide sera guéri en trois semaines par un « brave chirurgien » qui le soigne « avec les émollients enseignés par Dioscoride ». Je ne sais pas bien ce que le texte nous dit, côté liens humains et convivialité. Strictement rien, en fait, il me semble. Il nous instruit en portant à l’absurde l’arbitraire des pouvoirs monarchiques. Le texte fonctionne comme une pantomime – ou un guignol farcesque. Sa remarquable efficacité est étroite. Elle repose sur le rire. Un rire certes corrélé à la raison (en principe), mais sans nuance, le rire souverain d’un philosophe qui ne risque rien du sort de Candide et ne croit pas avoir quoi que ce soit en commun avec les recruteurs (je veux dire : il ne croit même pas qu’il puisse les côtoyer).

Alors, alors : est-ce vraiment de ce genre de dispositif critique que nous avons besoin aujourd’hui ?

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