Réflexions  n° 7

Préambule            

Virginie Huguenin est enseignante dans un collège de Seine-Saint-Denis. En juin dernier, elle est intervenue à Transitions pour parler de son travail. De son allocution, elle a tiré le texte que voici. Elle présente ce qu'est, à ses yeux, un enseignement transitionnel et évoque quelques séquences que Transitions proposera aux professeurs de lettres au cours des prochains mois.

 


 

 

Enseigner par où ça touche

 

 

Virginie Huguenin

17/09/2016 

         
                                               


 

Pour commencer, je tiens à m’excuser par avance pour la forme de l’exposé que je m’apprête à vous présenter. C’est une collection de remarques, une ébauche de réflexion que j’ai entamée à partir du moment où j’ai commencé à enseigner. Cette réflexion m'a amenée à élaborer des séquences « transitionnelles » dont je vais vous parler, non pour vous expliquer par le menu ce que j’ai mis dans chaque séance (ce serait trop pénible et indigeste) mais pour vous expliquer ma démarche et ce qui m’a conduite à enseigner de la sorte. Evidemment, il n’y a rien dans ce qui suit qui ne puisse être soumis à discussion, sujet à caution ou même susceptible d’évoluer. Mon cheminement est tributaire de nos rencontres à Transitions, de ce qu’on y fait et de ce qu’on y construit depuis plus de six ans, de ma pratique d’un terrain difficile et de moments d'échanges avec d'autres enseignants.

J’ai commencé à enseigner en tant que stagiaire à plein temps dans le 5e arrondissement parisien. J’enseigne désormais dans un collège à Villepinte, en Seine-Saint-Denis. Le public est pour l’essentiel d’origine et de culture africaines et certains de mes élèves sont nés en Afrique. Ces faits sont importants car ces élèves sont pour la plupart en situation de diglossie : le français n’est pas la langue qu’ils parlent à la maison, voire n’est pas leur langue maternelle. D’autres élèves sont d’origine marocaine ou algérienne et descendent donc de parents ou de grands-parents ayant grandi dans des pays colonisés. Tous ces faits (et j’en omets certainement beaucoup) font que les élèves sont très souvent dans un rapport difficile à la culture qu’on leur demande d’acquérir. Les parents de mes élèves n’ont pas tous les moyens (financiers ou autres) d’offrir à leurs enfants autre chose que ce que leurs besoins vitaux réclament. Cet autre chose a été mon obsession toute l’année car, pouvant difficilement embrasser toutes les situations et les cultures que j’avais sous les yeux, il me fallait nous trouver un terrain commun de rencontre et de partage.

Quand j’ai rencontré mes élèves de Villepinte pour la première fois, je leur ai proposé un exercice d’écriture autour de ce qu’ils avaient fait pendant les vacances. Les réponses « rien », « je n’ai rien fait » ou « je suis allée au Mc Do » sont celles qui revenaient le plus souvent. Selon moi, ces réponses pouvaient traduire plusieurs choses qui n’étaient pas antagonistes ni exclusives. Ou bien, effectivement, aucune activité intellectuellement ou émotionnellement stimulante ne leur avait été proposée : ces enfants avaient passé l’été à regarder la télévision, par exemple. Ou bien ces élèves ne jugeaient pas digne d’être écrit le récit d’activités qu’ils ne pensaient pas susceptibles de m’intéresser : avoir joué au foot une partie de l’été ou être allé à la piscine avec des amis, par exemple. J’ai parfois dû les pousser à écrire ce qu’ils jugeaient inintéressants pour moi. La question de la possibilité d’une rencontre entre eux et moi s’est posée d’emblée pour eux.

Et pour moi (je le confie non sans honte), la question s’est posée aussi. Je me suis demandé sur quel terrain eux et moi pouvions nous rencontrer, eux dont les modes de vie et les cultures étaient si éloignés des miens. J’ai d’abord pensé que je ne pourrais jamais vraiment enseigner Molière ou faire lire les lettres de Madame de Sévigné à un élève qui arriverait du Mali en cours d’année, au mois de mars, et qui n’aurait jamais vu de la France que Villepinte. J’étais désemparée, effrayée par l’ampleur de la tâche à accomplir et pendant plusieurs mois, je suis allée travailler avec la boule au ventre. Les problèmes de discipline se sont multipliés, tout particulièrement avec une classe de 4e et si l’indiscipline a été la chose la plus difficile que j’ai eu à gérer cette année, elle a aussi été, paradoxalement, révélatrice pour moi d’une manière d’enseigner un peu particulière.

Assez rapidement j’ai pensé que si les élèves me chahutaient, c’était parce que j’étais nouvelle dans l’établissement, peu sûre de moi et que, comme je l’expliquais plus haut, je ne croyais pas en eux. Mais alors que je me plaignais à une collègue de ne pas parvenir à gérer cette classe de 4e, elle m’a répondu : « Oui, ils te sentent en difficulté, ça n’arrange rien ». J’ai été frappée par ce verbe : « sentir » et cela m’est apparu un jour, un peu comme une évidence : ils étaient sensibles à ce que j’éprouvais et s’engouffraient dans la faille qu’ils sentaient être la mienne. Au-delà des mots, donc, ils étaient capables de percevoir ma détresse. Et s’ils y étaient sensibles, c’est que quelque part, bien maladroitement certes, de façon dangereuse même, quelque chose passait de moi à eux. En un mot je les touchais et même, je les émouvais. Je prends le verbe « émouvoir » au sens premier du terme : ces élèves ne tenaient pas en place. Ils tapaient du pied, se jetaient à terre, se levaient sans autorisation, restaient debout, changeaient de place… et tout cela parce que moi-même je n’étais pas calme. J’étais agitée - j’étais en fait complètement paniquée – et ma panique se diffusait parmi eux. Un exemple précis : j’avais remarqué que mes collègues portaient des jupes et m’étais donc dit que je pourrais moi-même en porter. J’ai donc commencé à venir au collège en jupe mais un jour, parce que j’avais perçu le regard insistant de quelques élèves, je suis arrivée le lendemain en pantalon. Alors que j’écrivais au tableau, dos à la salle, une élève n’a pas manqué de dire devant tous ses camarades : « Madame, votre pantalon, il descend ». Elle me signalait par ces mots qu’elle avait perçu ma gêne vestimentaire, mon inconfort à être en jupe et, par sa parole insolente, elle cherchait à accentuer ma honte, me signifiant que même vêtue d'un pantalon, je n’y échapperais pas.

Si je n’étais pas fière de ne pas parvenir à endosser immédiatement et parfaitement mon rôle d’enseignante en occasionnant par mon malaise une série d’incidents en tout genre, j’avais au moins compris, dans mon malheur, ce qu’il me fallait faire pour remédier à la situation parce que j’avais trouvé notre point commun, notre lieu de rencontre pour ainsi dire : celui des émotions. Les émotions étaient ce qu’on avait en commun, au-delà de la question de la langue, de la culture, au-delà de tout ce qui nous différenciait et que j’ai cité en partie auparavant. Nous étions capables de voir les signes d’une émotion, de la ressentir et d’agir selon elle. Nous pouvions nous émouvoir ensemble : ma gêne devenait la leur et ils me la renvoyaient (non sans violence). Mon agitation était la leur même si nous la vivions différemment : je ne dormais pas, je tombais souvent malade ; ils se montraient agressifs avec moi, s'agressaient les uns les autres et perturbaient le cours par tous les moyens. Il fallait tout refondre, tout transformer, tout réinventer mais j’avais le sentiment d’avoir trouvé un lieu où mes élèves et moi pourrions se comprendre et échanger. Il me restait en quelque sorte à aménager ce lieu car j’avais, dans mes déboires, fait l’expérience que la transmission émotionnelle de moi à eux directement, sans intermédiaire, avait des effets désastreux. Ainsi, mon désarroi, au lieu de faire naître de l’empathie, suscitait chez eux de l’agressivité et une jouissance quasi sadique à me voir (moi ou ce que je représente en termes d’autorité institutionnelle ou parentale) sombrer. Il fallait donc un tiers entre eux et moi.

J’ai donc réfléchi à des textes qui pourraient faire le lien entre nous et qui proposeraient un dénominateur commun aux deux partis, une émotion partageable. Mme de Sévigné, dont je connaissais bien l’œuvre et la vie, a été mon premier choix. J’ai imaginé une séquence dont l’enjeu était de parvenir à leur faire sentir le caractère exceptionnel de l’amour d’une mère pour son enfant : c'est une problématique que je qualifierais de « transitionnelle » parce qu’elle s’appuie sur quelque chose de commun à tous les partis, à la fois aux personnages des textes, aux élèves et à moi-même. Ce « quelque chose » peut donc circuler aisément parce que c'est une expérience commune. Nous avons étudié l’histoire qui sous-tend l’œuvre : le XVIIème siècle est une époque où aimer sa fille comme Mme de Sévigné le fait est une chose très inhabituelle et à cet égard, surprenante. D’emblée, une partie de l’audience, principalement composée de filles, s’est montrée intéressée par ce fait historique et m’a demandé des détails sur les raisons de ce désamour pour les filles. C’est alors que je leur ai demandé leur avis sur la question et elles ont alors évoqué, sous des termes certes incorrects mais l’idée y était, l’enjeu de faire perdurer un nom dans une famille, enjeu qui engendrait la nécessité d’avoir un fils pour transmettre le nom. Elles ont également abordé la question de la dot à payer par les parents, perçue comme une contrainte (nous avions vu cela dans une étude de l’Avare de Molière et déjà, les filles s’étaient montrées un peu curieuses à ce sujet). Ce qui m’a frappée, c’est qu’elles semblaient parler d’autre chose que du texte – elles paraissaient parler d’elles-mêmes, de questions qu’elles connaissaient intimement (et je ne veux pas trop m’avancer mais il me semble que dans certaines cultures africaines, avoir un fils reste préférable à une fille). Elles entraient dans Les Lettres de Mme de Sévigné en actualisant des enjeux du texte, en saisissant dans les Lettres ce qui faisaient écho en elle. Dans un autre cours, il s’est agi d’étudier les formes que prenait l’amour de Mme de Sévigné pour sa fille, un amour qu’on peut sans exagérer qualifier de débordant et de déplacé dans son expression car l’amour pour un enfant étant tellement inhabituel au XVIIè siècle, il ne trouve sa forme que dans la lyrique amoureuse dont use Mme de Sévigné pour dire son amour à sa fille : on peut citer la fameuse formule de l’épistolière s’adressant à sa fille, lui disant qu'elle « embrasse [sa] gorge » 1. Là encore, les élèves étaient sensibles à cette forme d’amour qu’ils semblaient connaître ou qu’ils pouvaient au moins se représenter. La séquence s’est ainsi construite sur des questions que les élèves ont actualisées d’eux-mêmes comme celles de l’honneur, de la magie, ou de la sorcellerie. L'étude des Lettres nous a permis d’échanger autour de questions littéraires en rapport direct avec ce que vivent les élèves mais je crois que ce n’est pas la seule vertu des textes qui leur étaient proposés. L’une des choses à laquelle j’ai été particulièrement sensible est une fonction quasi thérapeutique qu’offrent les lettres de Mme de Sévigné. Je veux dire qu’être une fille et ne pas être aimée par sa mère autant qu’on pourrait l’être si l’on était un fils n’est pas, on l’imagine bien, sans générer de la douleur. Cette douleur a probablement été réanimée chez quelques-unes de mes élèves par les lettres de Mme de Sévigné et ce travail sur le contexte historique que nous avons mené en amont de l'étude proprement littéraire des lettres. Mais j’ose croire qu’étudier les lettres de Mme de Sévigné pour ce que l’amour d’une mère pour sa fille a de beau et d’exceptionnel guérit un peu, dans chaque fille mal aimée, la blessure infligée par l’amour insuffisant d’une mère. De même, je crois que permettre aux élèves, au cours d’un exercice d’écriture par exemple, de répondre à Mme de Sévigné en s’identifiant à sa fille leur a permis, pour beaucoup, d’élaborer une réponse, quelle qu’elle soit, à un amour maternel débordant. Et j'ajouterais qu'il n’y a rien d’anachronique ni même de hors-sujet quand les élèves disent que Mme de Sévigné « abuse » de parler comme elle le fait à sa fille. Il faut entendre ce qu’ils disent. De telles réflexions révèlent ce que les Lettres font bouger en eux et je me satisfais de ce que des textes leur permettent de ressentir une émotion, de l’élaborer et de la formuler car c’est sur ce terrain que je peux les comprendre et que nous pouvons partager.

Cependant, tous les textes ne le permettent pas et j’ai pu constater que transmettre un texte « classique » comme le sont les lettres de Mme de Sévigné n’offre pas l’assurance de faire naître chez des élèves des émotions partageables. Toujours avec cette même classe, dans le cadre de l’étude des textes réalistes, j’ai abordé le genre de la nouvelle à travers un auteur canonique : Maupassant. Les nouvelles de Maupassant sont presque un incontournable de l’enseignement du niveau quatrième qui doit aborder le réalisme. Pour les enseignants, c'est l’occasion de faire lire une œuvre intégrale aux élèves et partant, d’essayer de leur donner le goût de la lecture. La longueur des nouvelles fait que l’on peut les lire en classe ce qui permet de remédier à la difficulté qu’ont les plus faibles à affronter un texte seuls. Je me suis donc lancée dans l’étude de La Parure, de Maupassant que j’ai choisi cette année de lire moi-même à voix haute en classe, après avoir constaté que la lecture parfois balbutiante des élèves entravaient leur compréhension du texte et par conséquent le plaisir qu’ils pouvaient en tirer.

La Parure est une réécriture du conte « Cendrillon ». Une femme, nommée Mathilde, obtient de son mari, employé modeste du ministère de l’éducation, une invitation pour aller à un bal mais elle n’a pas de toilette. Son mari lui offre une robe et elle emprunte un collier de diamants à son amie Jeanne. Cependant, à l'instar de Cendrillon qui perd sa pantoufle, Mathilde perd la parure de diamants. Son mari et elle la remplacent à grands frais sans rien dire de leur malheur à Jeanne et passent dix ans à rembourser le crédit d’emprunt de cette parure. A la fin de la nouvelle, Mathilde apprend (avec nous, lecteurs), que la parure de Jeanne était une fausse parure et qu’elle ne valait que cinq cent francs à peine.

J’ai donc lu ce texte et, le temps de cette lecture faite en classe, je suis devenue Maupassant. Je pense n’avoir rien enlevé ni rien exagéré à son style qui, aussi étrange que cela puisse paraître, bien que j’aie relu et déjà enseigné ce texte auparavant, m’apparaissait sous un jour nouveau. Cette façon nouvelle qu’il avait de m’apparaître venait du fait, je pense, que je lisais la nouvelle pour la première fois à voix haute et que je l’entendais plus nettement peut-être que si j’en avais fait une lecture silencieuse. Elle naissait aussi (et cela, c'est certain), du fait que la lecture à voix haute soulignait et rendait tangible le don au public qu’est celui d’un texte, don que je transmettais par ma lecture et que je voulais porteur de sens, d’émotion – en un mot, je voulais que mon don pour mes élèves soit beau2.

Or, très vite, je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. Il est clair qu’au long de la lecture, la plupart des élèves s’étaient identifiés à Mathilde, jeune personne pleine de rêves mais désargentée. L’identification, d’abord vécue sur un mode heureux (quoique teintée d’une certaine forme d’agressivité en raison du dédain marquée de Mathilde pour son mari), était favorisée par la réminiscence au cœur du texte du conte merveilleux Cendrillon qui remotive des images de princesse et de prince et, par là-même, établit un dispositif analogique entre le héros ou l’héroïne et l’enfant qui l’écoute ou le voit. Ainsi, de la même manière qu’un enfant s’identifie au prince ou à la princesse d’un conte qu’il lit ou entend, mes élèves s’étaient identifiés à Mathilde, avatar de Cendrillon. Cet intertexte préparait donc les élèves à une fin heureuse qui allait sauver Mathilde et peut-être rétablir l’harmonie dans ce couple désuni qu’elle forme avec son mari, sur le modèle du « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Mais les malheurs consécutifs à la perte de la parure s’accumulent et plongent le couple dans une pauvreté sans issue à laquelle les élèves, pris dans l’illusion référentielle, se voyaient condamnés aussi. Je tiens à souligner que selon les endroits où l’on enseigne ce texte, l’illusion référentielle peut être plus ou moins forte. A Villepinte, dans un collège qui accueille les enfants de familles très modestes, la pauvreté de Mathilde actualise forcément celle des élèves. J’ai enseigné ce texte à des élèves du 5ème arrondissement parisien dont les familles étaient financièrement aisés et je n’ai pas le souvenir que mes élèves se soient immédiatement et à ce point identifiés à Mathilde – j’y reviendrai. La Parure a donc ouvert une blessure chez mes élèves mais contrairement aux lettres de Madame de Sévigné, la nouvelle de Maupassant, dans sa « chute » brutale, ne résout rien, ne soigne rien. La fin de la nouvelle se fige sur l’image de Mathilde pauvre, toujours et à jamais, et qui se sent idiote de n’avoir pas su distinguer une vraie parure d’une fausse. Et j’ai envie d’ajouter que, tout en perdant son lecteur avec la jeune femme à laquelle il s’est identifié, le narrateur exacerbe par là même occasion et non sans cruauté le sentiment d’ignorance des élèves eux-mêmes qui, pour la plupart, avant même de lire la nouvelle, ignoraient ce que signifie le mot « parure ». « Pauvres » et « bêtes » vous êtes, leur disait le texte.

À la fin de ma lecture, personne n’a ri, personne n’a souri et je dirais même qu’un certain malaise était palpable dans la salle. J’ai tout de suite cherché à connaître les impressions de mes élèves. Beaucoup réclamaient la suite, stupéfaits qu’un auteur puisse abandonner son personnage à un sort si triste, et laisser le lecteur ainsi déçu. L’ensemble des élèves paraissaient visiblement insatisfaits de la fin proposée par Maupassant. Joyce, l’une de mes élèves, écrira : « J’ai beaucoup aimé le début et le milieu de La Parure mais la fin m’embête vraiment ».

Ce texte avait fait violence à mes élèves, les humiliant dans leur pauvreté et dans leur ignorance. Et comme il n’offrait rien de susceptible de panser leur blessure, c’était à moi de réparer les effets blessants du texte que je leur avais lu. Un peu prise au dépourvu, je l’avoue, je leur ai demandé ce qu’ils attendaient de cette fin qu’ils me réclamaient. C'est donc ensemble que nous avons imaginé le premier exercice d’écriture de la séquence qui devait « améliorer » cette excipit insatisfaisant, relancer le dialogue, brutalement interrompu, entre Mathilde et son amie et finalement sauver Mathilde pour mieux sauver mes élèves qui s’étaient identifiés à elle. Et ce sont finalement les élèves qui m’ont aidée à élaborer la double problématique de cette séquence centrée sur les effets de lecture : quels peuvent être les effets d’un texte sur un lecteur ? Le lecteur peut-il exiger quelque chose des textes qu’on lui propose, modifier ou refuser un texte ?

J’ai ici parlé de la réaction de mes élèves de Villepinte mais je vais revenir brièvement sur les effets très différents du texte sur mes élèves parisiens. Je ne leur avais pas lu le texte à voix haute mais leur avait donné à lire chez eux pour qu’on en fasse l’étude en classe. Ils ont lu quelques extraits en classe (ils lisaient de manière fluide et je n’avais pas besoin de leur faire la lecture à voix haute). J’ai constaté que la fin de la nouvelle les faisait sourire : ils y voyaient quelque chose de drôle car, probablement, la pauvreté de Mathilde et l’échec final de cette jeune femme ne leur rappelaient rien de ce qu’ils connaissaient personnellement. L’illusion référentielle était moins forte qu’elle n’a pu l’être à Villepinte et la réminiscence du mythe de Cendrillon n’a pas suffi à « capter » l’attention bienveillante des élèves. J’y suis un peu pour quelque chose : je crois me souvenir que je n’avais pas autant insisté sur l’intertexte que je ne l’ai fait cette année à Villepinte. Ma manière d’enseigner a certainement déterminé la réception de ce texte, en soi malveillant, par des élèves qui se le sont approprié, faute d’un enseignement adapté je crois, d’une manière tout à fait dispathique.3

J’entends par là que les élèves ont ri du malheur de Mathilde et que je trouve cela tout à fait dérangeant. Dans l’ensemble, ils ont été insensibles à son malheur, à son désespoir, à sa pauvreté. Ils n’ont pas su se mettre à sa place. Ils ont été incapables d’imaginer un moyen de la sauver elle et les lecteurs de Villepinte, et tous les lecteurs que le narrateur entraînait dans la chute de son personnage. J’ai quant à moi été incapable de pallier les insuffisances d’un narrateur qui flatte en ses lecteurs quelque chose de laid : l’absence d’empathie qui passe par un rire ironique, sarcastique.

Je ne sais pas si l’ironie est toujours dispathique, peut-être, je n’y ai pas réfléchi assez pour m’exprimer là-dessus. Je pense seulement qu’un certain type de rire est aujourd’hui couramment pratiqué et que ce rire ressemble beaucoup à celui auquel encouragent de auteurs comme Maupassant : un rire qui s’oppose et qui n’accompagne pas, un rire qui rit contre l'autre et non pas avec l'autre. Ce type de rire est enseigné sans qu’on en analyse toujours la portée effective et il va faire l’objet dans les prochaines années d’un enseignement dans ses formes les moins exceptionnelles, les plus banales, les plus ordinaires. En effet, les nouveaux programmes qui seront mis en place à la rentrée 2016, indiquent par exemple pour la classe de 3 e un thème d’étude intitulé « Dénoncer les travers de la société » qui vise à étudier « les raisons, les visées et les modalités de la satire, les effets d’ironie, de grossissement, de rabaissement ou de déplacement dont elle joue ». Auparavant, un certain type de rire agressif était enseigné au moyen de textes sur lesquels on avait tenu des discours. La visée comme la portée et les effets de ce rire avaient pu être compris et analysés et, en cela, mis à distance : c’est, parmi d’autres choses, ce qui les rendait transmissibles. Cependant, il est aujourd’hui proposé d’étudier, en plus ou en place des textes (c’est bien le problème), des extraits d’émissions radiophoniques ou télévisées dont l’actualité séduisante ne peut que parasiter le processus de compréhension de ce rire.

Pour éviter toute confusion, je voudrais distinguer ce rire dispathique (qui se donne comme un symptôme de l’isolement et du figement émotionnel de ceux qui le pratiquent et tend à prétrifier ceux qui l’entendent) d’un autre type de rire, défensif celui-ci. Ce rire surgit de la gorge de mes élèves quand je leur impose la vision ou l’audition, tout particulièrement, de choses qu’ils jugent « choquantes » (souvent des corps nus ou des mots polysémiques comme le mot « baiser »). Ce rire ne traduit pas l’absence de sensibilité des élèves, au contraire : il est la preuve de leur sensibilité, de leur pudeur. Il manifeste que leur « économie affective »4 ne supporte pas ce qu’on leur donne à voir tel qu’on leur donne à voir. Alors ils éclatent (de rire ou de colère) parce qu’en plus de les blesser, on les blesse publiquement et l’on peut imaginer que l’émotion ressentie par un individu et en quelque sorte multipliée par le nombre d’individus en présence car les émotions circulent. Pour des raisons multiples (personnelles, culturelles, religieuses) qui ne disparaitront pas parce qu’on aura voulu les ignorer, des mots et des images sont insoutenables pour eux. Cela ne veut pas dire qu’on doit renoncer à les leur enseigner : je crois qu’il est possible d’accompagner les élèves dans le spectacle que peuvent leur donner des images « choquantes » et de les y habituer, doucement. Je crois qu’il est possible d’éduquer sans blesser, sans humilier et sans « choquer », sans exposer des enfants à des émotions trop fortes qui pourraient dangereusement les figer en place de les éveiller.

Ces différentes pratiques du rire m’ont conduite à élaborer ma première séquence « transitionnelle » qui porte sur les pratiques du rire. Cette séquence est destinée à des cinquièmes mais la démarche peut être reprise et adaptée pour n'importe quel niveau. L’objectif de cette séquence, intitulée « Le Renard dans les textes à rire » est de faire réfléchir des élèves à différents types de rire en commençant par la fonction pédagogique du rire qui doit plaire et instruire au Moyen-Age jusqu’à l’âge classique. Mais il s’agit du même coup de questionner les élèves sur leur perception et leur pratique du rire : plait-il toujours ? Instruit-il toujours au sens de : recèle-t-il quelque chose à partager (comme un savoir, une histoire) ? Ces questions doivent piquer les élèves et les amener à s’interroger sur la place qu’ils occupent par rapport au rire : Qui rit ? De qui rit-on ? Rit-on avec lui ? Rit-on contre lui ? Dans quelles circonstances rit-on ? La séquence réunit des textes allant du Moyen-Age à l’époque contemporaine, plaçant tour à tour le renard dans la position du « moqueur » et dans la position du « moqué ». Par exemple, « Le Corbeau et le Renard » d’Esope, Marie de France ou La Fontaine ou « Le Renard et le bouc », de La Fontaine place l’élève du côté du Renard qui gagne un fromage à la fin ou qui réussit à sortir du puits. J’avais imaginé de petits exercices de lecture à voix haute des fables pour favoriser l’identification au Renard. C’était également le but des ateliers théâtre où les élèves devaient choisir entre être le Renard ou être le Bouc. Les élèves, comme on pouvait s’y attendre, voulaient être le Renard car ils s’identifiaient au moqueur et riaient avec lui contre le Bouc. Mais nous avons par la suite abordé d’autres fables où le Renard cherche à tromper l’autre mais se fait avoir en retour comme dans le « Coq et le Renard ».

Sur la branche d'un arbre était en sentinelle

Un vieux coq adroit et matois.

« Frère, dit un renard, adoucissant sa voix,

Nous ne sommes plus en querelle :

Paix générale cette fois.

Je viens te l'annoncer, descends, que je t'embrasse.

Ne me retarde point, de grâce :je dois faire aujourd'hui vingt postes sans manquer.

Les tiens et toi pouvez vaquer

Sans nulle crainte à vos affaires ;

Nous vous y servirons en frères. Faites-en les feux dès ce soir,

Et cependant, viens recevoir

Le baiser d'amour fraternelle.

— Ami, reprit le coq, je ne pouvais jamais

Apprendre une plus douce et meilleure nouvelle

Que celle

De cette paix ;

Et ce m'est une double joie la tenir de toi. Je vois deux lévriers,

Qui, je m'assure, sont courriers

Que pour ce sujet on envoie.

Ils vont vite et seront dans un moment à nous.

Je descends : nous pourrons nous entre-baiser tous.

— Adieu, dit le renard, ma traite est longue à faire,

Nous nous réjouirons du succès de l'affaire.

Une autre fois ». Le galand aussitôt

Tire ses grègues, gagne au haut,

Mal content de son stratagème.

Et notre vieux coq en soi-même

Se mit à rire de sa peur ;

Car c'est double plaisir de tromper le trompeur.

L’élève qui avait joué le Renard précédemment devait rester Renard quand celui qui jouait le Bouc devenait Coq. Le but de cette pratique était de montrer que les places sont réversibles et que celui qui se moque un jour peut être l’objet du rire d’autrui le lendemain. Il s’agissait aussi de souligner que l’on n’a pas, si l’on prend ces fables une par une, une forme de rire qui fasse l’objet d’un réel partage puisqu’il y a toujours de la perte : qu’advient-il du bouc, resté coincé dans le puits, par exemple ? Ou du Renard coursé par les lévriers ? La fable ne le dit pas. Cependant, prises ensemble, ces fables permettent de passer d’un rôle à l’autre pour ne pas figer les individus dans un seul et même rôle susceptible de leur faire oublier la souffrance de celui qui est en face. En outre, elle débloque le rire qui n’était qu’unilatéral au début pour le faire circuler afin de parvenir à rire de soi : un de mes élèves insistait beaucoup pour être le Renard lorsqu’il s’agissait de lire « Le Renard et le Bouc » mais il s’est finalement retrouvé pourchassé par des lévriers pour avoir voulu piéger le Coq. Cependant, il a vécu cette expérience en riant et avec nous, de façon dédramatisée.

Un autre objectif de la séquence était de permettre aux élèves de reconnaître le moment où le rire s’arrêtait. Pour cela, j’ai étudié avec eux un extrait du Roman de Renart, « La Pêche à la queue », où Renart attache le seau destiné à recevoir les poissons à la queue d’Ysengrin :

Renard prend le seau et le lace du mieux qu’il peut à la queue du loup. « Frère, lui dit-il, maintenant veillez à vous tenir tranquille pour que les poissons puissent venir. Là-dessus il va se tapir dans les buissons, met le museau entre les pattes, pour voir delà ce qui va se passer. Ysengrin est sur la glace et le seau, dans le vivier, se remplit de glaçons comme il se doit. L’eau commence à geler et à emprisonner le seau attaché à la queue ; de glaçons il est plein à déborder et la queue qui trempe dans l’eau est scellée dans la glace. Le loup commence à se soulever, pour tâcher de remonter le seau ; de plusieurs façons il essaie, ne sait plus que faire. Il s’inquiète et se décide à appeler Renard, car il ne peut rester là davantage, l’aube ayant déjà percé. Renard lève la tête, ouvre les paupières, regarde : « Frère, fait-il, arrêtez le travail. Allons-nous-en, beau doux ami, nous avons assez pris de poissons. » Ysengrin s’écrie : « Renard, il y en a trop ! J’en ai pris plus que je ne puis dire. »

Renard se met à rire. Il lui rappelle que « qui convoite tout perd tout ». La nuit passe, l’aube point, le soleil du matin se lève, les chemins sont blancs de neige.

(Un riche vassal, messire Martin décide de partir à la chasse avec ses chiens, Renard qui les attend détale mais Ysengrin reste prisonnier de la glace et un jeune garçon le repère et appelle les chasseurs. Les chiens se précipitent sur le loup et le mordent, Sire Martin arrive avec son épée.)

Quel fier combat ! Il croit frapper le loup sur la tête mais le coup tombe autre part : l’épée glisse vers la queue et la tranche net au ras du croupion. Ysengrin, dès qu’il sent la douleur, fait un bond de côté et décampe. Les chiens le poursuivent à coups de dents, le mordent aux fesses ; il leur laisse sa queue en gage gémissant de douleur amère ; peu s’en faut que son cœur ne crève. Il ne lui reste plus qu’à fuir ». 5

Les élèves, qui avaient ri auparavant avec et contre le Renard ne riaient plus. J’ai voulu les rendre sensibles à la cruauté du piège tendu par Renart qui mutile Ysengrin, et les faire réfléchir aux conséquences d’une plaisanterie qui mettrait en péril l’autre en leur posant cette question : la plaisanterie est-elle de bon goût si le rire ne circule pas ? Mais pour conclure cette séquence sur le rire, je n’ai pas voulu les laisser sur un sentiment de tristesse et j’ai choisi de leur donner à lire la fable de La Fontaine intitulée « Le Renard ayant la queue coupée » où le malheur d’Ysengrin devient celui du Renard mais sur un mode moins tragique : le ton enjoué de La Fontaine, l’absence de pathétique et le fait que Renard, pour avoir perdu sa queue, n’en ait pas pour autant « le cœur qui crève » rend la mutilation du Renard supportable tout en permettant à ce principe de justice lisible dans les fables de La Fontaine étudiée en corpus, et auquel les élèves sont très sensibles, d’œuvrer dans les consciences. En quelque sorte, La Fontaine « venge » Ysengrin mais dans sans s’appesantir, sans cruauté et dans une forme de légèreté caractéristique du style de l’auteur. Les élèves en sont souvent très satisfaits :

Un vieux renard, mais des plus fins,

Grand croqueur de poulets, grand preneur de lapins,

Sentant son renard d'une lieue,

Fut enfin au piège attrapé.

Par grand hasard en étant échappé,

Non pas franc, car pour gage il y laissa sa queue;

S'étant, dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux,

Pour avoir des pareils (comme il était habile),

Un jour que les renards tenaient conseil entre eux :

« Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,

Et qui va balayant tous les sentiers fangeux* ?

Que nous sert cette queue ? Il faut qu'on se la coupe :

Si l'on me croit, chacun s'y résoudra.

— Votre avis est fort bon, dit quelqu'un de la troupe;

Mais tournez-vous, de grâce, et l'on vous répondra. »

A ces mots il se fit une telle huée,

Que le pauvre écourté ne put être entendu.

Prétendre ôter la queue eût été temps perdu;

La mode en fut continuée.

Pour conclure, je dirais que la lecture naïve des textes a cet avantage qu'elle est accessible à tous, même à un public scolairement faible. Elle ne suppose que peu de pré-requis et aucune culture commune. Elle repose simplement (mais c'est déjà beaucoup) sur une capacité à « sentir » qu'on peut, sauf pathologie grave, supposer à tous. À travers des textes littéraires et un certain enseignement de la littérature (que nous appellerons « transitionnel » et dont je n'offre ici que quelques pistes) se dessine une zone de rencontre entre des intériorités de lecteurs et le monde extérieur. Ce type d'approche des textes ne manque certes pas de soulever des questions éthiques qui peuvent à elles seules interroger les conditions du vivre-ensemble : c'est d'une certaine manière ce que tend à faire la séquence sur les textes à rire. Mais par l'exemple de la séquence portant sur les lettres de Mme Sévigné, j'ai essayé de montrer qu'un texte pouvait aussi avoir une fonction thérapeutique en agissant sur le lecteur ou sur une communauté de lecteurs qui auraient vécu une grande violence : le texte s'impose alors comme tiers dans l'enseignement d'une Histoire ou dans la lecture d'une actualité qu'il permet d'aborder sans trop blesser les individualités, au contraire d'une forme d'enseignement qui cherche à choquer les sensibilités au risque (terrible) de les éteindre. C'est un danger qu'un enseignant transitionnel écarterait en proposant une transmission fondée sur le partage émotionnel avec comme enjeu non pas faire connaître des auteurs et des textes pour eux-mêmes, mais bel et bien de transmettre des textes pour leur capacité à créer du collectif autour d'effets de lecture.

Puissent ces quelques réflexions inspirer un enseignement fondé sur le partage.

1 La citation exacte est « Pensez-vous que je ne baise point aussi de tout mon cœur vos belles joues et votre belle gorge ». Elle provient de la lettre du 8 avril 1671 in Madame de Sévigné, Lettres de l'année 1671, Gallimard, coll. Folio Classique,p. 140.

2 Sur la question du texte comme don public, je renvoie aux nombreux travaux d'Hélène Merlin-Kajman sur cette question, depuis Public et littérature en France au XVIIème siècle, Les Belles Lettres, coll. Histoire, 2004 jusqu’au récent Lire dans la gueule du loup, Gallimard, coll. NRF essais, 2016.

3 Hélène Merlin-Kajman, dans Lire dans la gueule du loup, définit le partage du texte littéraire « empathique » comme un partage « en bonne part » qui établit une aire de communication commune à la faveur de laquelle chacun peut vivre et partager ses émotions, soignant au passage les subjectivités blessées. A l’opposé, un partage « en mauvaise part » est « dispathique » dès lors qu’il substitue à cette « fonction réparatrice » de la littérature un jeu sur un réel « traumatique » qui endurcit ceux-là mêmes qu’il rassemble autour d’un texte.

4 Cette notion d’économie affective est notamment développée dans La Civilisation des mœurs (Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Pocket, coll. Agora, 1973).

5 Extrait du Roman de Renart, Hachette, coll. Bibliocollège, 1999.

 

 Réflexions  n° 6

 

Préambule            

 

 


 

 

Difficultés radicales ou Approfondir

 

Sylvie Cadinot-Romerio

25/06/2016 

         
                                               


 

Il est une croyance qui semble partagée par beaucoup de professeurs, quel que soit le lieu où ils enseignent : qu’on a dû, dans le degré inférieur au leur, renoncer à un certain nombre d’exigences, ce qui explique pourquoi leurs élèves ou leurs étudiants manquent désormais des connaissances et compétences pré-requises pour leur enseignement. Pourtant, à tous les niveaux, du primaire au supérieur, chaque professeur a le sentiment de ne rien céder, au gré des changements de programme, de devoir seulement combler de plus en plus de lacunes et de voir l’horizon de ses objectifs peu à peu reculer. Aussi les rencontres organisées entre des enseignants de deux degrés voisins sont-elles souvent chargées de soupçons, d’un sourd différend, alors qu’élargies à tous les degrés, elles feraient peut-être apparaître cet accord au sein des désaccords et pourraient le transformer en sujet de réflexion : comment expliquer l’impression commune que la remédiation n’est plus occasionnelle et individuelle mais qu’elle est devenue systémique ?

Parmi les éléments possibles d’explication, j’envisagerai un phénomène assez récent qui fait obstacle à une compréhension profonde des savoirs scolaires de la part des élèves : la nouvelle forme de distance qu’ils ont vis-à-vis d’eux. Celle-ci ne tient plus seulement, comme l’ancienne distance, à la difficulté d’accès des connaissances abstraites ou à la complexité de certaines opérations intellectuelles : elle provient d’une sorte de séparation, ou plutôt d’une inséparation1 d’avec des environnements extérieurs à l’école dont les élèves arrivent de moins en moins à détacher leur esprit. D’ailleurs on ne peut plus dire que cette distance est subie, que ce soit dans la douleur ou dans l’indifférence ; elle est en quelque sorte admise, admise comme une réalité de fait.

Avant de la décrire, il me faut avertir de la grande particularité de l’expérience sur laquelle s’appuient mes propos. Le lycée où j’enseigne est, d’après le calcul des positions socio-scolaires de ses élèves, l’un des établissements de France où il y a à la fois le moins de mixité sociale et le moins de mixité scolaire (seuls 2 % d’élèves appartiennent à une catégorie favorisée). Malgré cela, il obtient une bonne place dans les classements des établissements secondaires parce que ses résultats au baccalauréat infirment les déterminants sociologiques (85 % de réussite). Toutefois, peut-on le considérer comme un bon poste d’observation ?

Dans son discours introductif sur la refondation de l’école prioritaire en 2014, Jean-Paul Delahaye, alors directeur général de l’enseignement scolaire, a dit que « les REP2 [constituaient] une sorte de miroir grossissant des questions qui se [posaient] à l’ensemble du système éducatif ». Effectivement, on ne peut y compter sur aucun préalable : ni capital scolaire, ni capital culturel, ni capital linguistique ; là l’école est nue : un défaut dans ses programmes, une réduction de ses horaires ou de ses moyens, y sont aussitôt criants. Pour comprendre ma situation à Clichy-sous-Bois, j’ai moi-même longtemps recouru à des images similaires, quoique un peu plus dramatiques : l’image de la ligne de faille, là où sont visibles les failles du système, ou encore celle de l’avant-poste, là où les ennemis extérieurs sont plus menaçants parce que les élèves y sont plus vulnérables.

Sans doute à plusieurs égards, ces images sont restées justes : mes élèves partagent avec les autres cette même bulle hypermédiatique qu’ils transportent partout avec eux, cette condition incessamment connectée, ce régime permanent d’alerte.

Mais les environnements desquels ils sont inséparés ne sont que partiellement les mêmes ; ceux qui leur sont particuliers, qu’ils soient virtuels ou réels, les retiennent plus étroitement. En 20103, une enquête réalisée à Clichy-sous-Bois indiquait que sa population, de confession majoritairement musulmane, y était plus hostile qu’ailleurs aux mariages mixtes et plus influencée par les mouvements fondamentalistes.

C’est pourquoi je me demande si pour donner à ma description une portée générale, il suffit de lui ôter son coefficient de gravité ou s’il ne faut pas aussi tenir compte d’un angle de dérive.

La distance de plus en plus radicale des élèves à l’égard des enseignements qui leur sont dispensés se manifeste de différentes manières : l’incompréhension de leur raison d’être, la difficulté à éprouver pour eux de l’intérêt intellectuel, la fatigue, l’angoisse même, que suscite le rythme continu qu’exige leur pratique, et ce qui peut sembler plus anecdotique, mais qui est très révélateur, qui est d’ailleurs assez récent et néanmoins extrêmement gênant dans toutes les disciplines, une nouvelle propension au coq-à-l’âne, c’est-à-dire à des interventions orales hors de propos, sans intention provocatrice.

Un premier obstacle à l’intelligence des savoirs scolaires est la suspicion dans laquelle ils sont tenus a priori : les élèves n’en attendent pas d’intelligibilité et ils ne leur accordent guère de sens par provision. Leur division en différentes disciplines, qui a longtemps été un simple fait dont la rationalité était présupposée à défaut d’être comprise, apparaît désormais à beaucoup d’entre eux comme un morcellement, une juxtaposition d’activités isolées entre lesquelles ils ne font pas de liens : ils ont du mal, par exemple, à identifier les outils dont ils se servent en physique comme des outils mathématiques ; ils pensent rarement à convoquer leur cours d’histoire pour contextualiser un texte littéraire. Et le sens de chaque matière est souvent interrogé, explicitement ou implicitement à travers une attitude de grande réserve : pourquoi ? pourquoi étudier la littérature ? Ils demandent moins une explication qu’une justification.

Cet éloignement s’est encore accru aujourd’hui. J’ai été assez frappée de mesurer la radicalisation actuelle des problèmes en relisant un article de 2004 sur les « difficultés d’apprentissage » publié dans la Revue française de pédagogie 4 . Les auteurs étudiaient la peine qu’éprouvaient les élèves de milieux populaires, n’ayant pas de familiarité avec la littérature, à reconfigurer une œuvre en objet de savoir, c’est-à-dire à s’arracher à leur lecture de premier degré pour passer à l’analyse du texte. Aujourd’hui cette lecture participative, qu’on disait autrefois naïve, est paradoxalement la plus difficile à obtenir, alors que les constructions analytiques sont volontiers apprises en vue du baccalauréat. Mais si la première lecture n’a pas eu lieu, si l’œuvre ne s’est pas constituée comme œuvre au cours d’une expérience de lecture avant d’être constituée comme objet d’étude, ces constructions apparemment savantes ne sont que des châteaux de cartes qui s’écroulent avant même l’entrée à l’université.

Je crois qu’on peut étendre ce qui menace les lettres aux autres disciplines : tant que les élèves adoptent vis-à-vis d’elles une position d’extériorité, elles perdent leur consistance ; il ne reste plus d’elles qu’une terminologie et des compétences vides, qui, même détenues, ne permettent pas de suivre des études supérieures bien qu’elles permettent de réussir les épreuves du bac, parce qu’elles témoignent d’un apprentissage.

Cette séparation des élèves d’avec les savoirs constitués s’accroît encore du fait de leur inséparation d’avec d’autres environnements. On le voit à de nouvelles manières d’être ou de faire.

Par exemple, les élèves endurent de plus en plus difficilement les rythmes propres aux cours, plus lents, plus continus et moins heurtés que ceux dont ils ont l’habitude, et surtout, le quant-à-soi momentané qui est requis pour pouvoir suivre une pensée ou penser par soi-même. Ce qui leur est de plus en plus insupportable, c’est l’absence d’interrelations et de stimulations extérieures. On peut se demander si le régime connecté qui est le nôtre ne compromet pas cette capacité nécessaire à la réflexion que Winnicott appelle la « capacité d’être seul5 » en présence de l’autre.

Tout se passe comme si même déconnectés techniquement, les élèves parvenaient de moins en moins à l’être intellectuellement. Leurs coq-à-l’âne sont à cet égard exemplaires : ils témoignent du fait que leur esprit est resté, si je puis dire, on line ailleurs, et qu’ils n’écoutent du cours que ce qui peut nourrir leurs flux d’actualité. Je n’en donnerai qu’une illustration parmi beaucoup d’autres possibles : alors qu’on étudiait un chant de L’Iliade, un élève m’a demandé quand étaient apparus les premiers hommes. Cet exemple est intéressant par ce qu’il n’est pas : ni un exemple de provocation, ni un exemple d’inattention ordinaire. L’élève ne voulait pas défier mon autorité, il voulait s’en servir : comme je lisais un texte de l’Antiquité évoquant la ville de Troie, il me supposait une compétence en paléontologie ou plutôt en archéologie : il voulait savoir de moi s’il pouvait ajouter foi à une information qu’il avait trouvé le matin même sur un site web, l’existence d’un sanctuaire vieux de plus de 12000 ans à Göbekli Tepe. En outre, il n’avait pas simplement, de manière plus bruyante, cette écoute flottante qui fait décrocher du cours sans le dire. Il n’avait, en réalité, pas réussi à se détacher de son environnement numérique pour entrer dans un autre sujet, épouser une autre logique. Ce qui est sans doute particulier à Clichy-sous-Bois, c’est l’injonction paradoxale devant laquelle ce genre d’interventions orales place le professeur : y répondre, c’est sacrifier au décousu, au discontinu, à la temporalité saccadée des environnements extérieurs ; ne pas y répondre, c’est ignorer les sujets souvent brûlants qui par elles font irruption dans la classe : par exemple, si je n’ai pas repoussé cette question impromptue sur les premiers hommes, c’est qu’elle supposait la reconnaissance implicite de la validité de la préhistoire et que je ne pouvais pas laisser passer l’occasion de l’affermir alors qu’elle est de plus en plus remise en cause par les élèves.

Face à ces formes de plus en plus radicales d’éloignement, on peut être tenté de réduire non pas la distance des élèves vis-à-vis des matières enseignées mais la distance de celles-ci à leur égard. En lettres, par exemple, on peut vouloir raccourcir la durée des séquences, ne pas s’appesantir sur les textes, les diversifier, ainsi que les activités, utiliser les TICE6, …

Sans doute la multiplication des objets et l’accélération des études permettent-elles d’éviter l’ennui des élèves et de capter leur attention. Mais la superficialité qu’on y risque peut aussi contrarier l’éveil d’un intérêt profond, celui qui pourra seul leur faire abandonner leur position d’extériorité. Selon moi, on ne peut espérer y parvenir que par un approfondissement. Il me semble qu’il faut s’emparer du pourquoi des élèves, ne pas y voir seulement une question suspicieuse mais la prendre au sérieux et y répondre - y répondre jusqu’à ce qu’ils puissent sentir et saisir quels sont les enjeux des savoirs qu’on leur transmet, je veux dire les enjeux intellectuels, métacognitifs, existentiels.

Je pense même qu’un tel approfondissement ne répond pas seulement au problème de la séparation entre les lycéens et le lycée mais aussi au problème qu’engendre par ailleurs leur inséparation : leur nouvelle incapacité à être seul les prive de ce que donne la capacité à l’être : une relation à soi, comme le dit Winnicott (ego-relatedness). Ce problème est encore aggravé à Clichy-sous-Bois par l’emprise du nous communautaire. Ainsi, les autres environnements, qui les aspirent à l’extérieur du sein même de la classe, les aspirent aussi à l’extérieur d’eux-mêmes ; ils les mettent hors d’eux. Or entrer longuement dans une démarche intellectuelle, à l’intérieur d’un savoir, d’une œuvre, c’est, dans l’exercice de la pensée, entrer en relation avec soi-même.

C’est aussi, comme me le disait une élève, « dépaysant ». Le mot mérite qu’on s’y arrête : il est un peu inquiétant en ce qu’il suppose un rapport extérieur voire étranger au monde scolaire ; mais il est aussi réconfortant en ce qu’il désigne ce qui est attendu de lui : qu’il offre paradoxalement une évasion, et, si je peux filer la métaphore, des paysages et une géographie, c’est-à-dire une possibilité d’expériences, de perspectives subjectives voire d’horizons (là où pourrait être aperçu, par exemple depuis le lycée, le monde universitaire), et la capacité de s’y repérer objectivement.

Pour donner aux élèves ces éléments de « géographie », peut-être serait-il utile d’imaginer des cours de culture scolaire. On sait que deux nouveaux enseignements viennent d’être créés, l’Education aux médias et l’Enseignement moral et civique, qui visent à favoriser un recul critique vis-à-vis des informations et des opinions. Il s’agirait là de favoriser un tout autre recul vis-à-vis des savoirs constitués, un recul épistémique grâce auquel seraient mises au jour les questions fondamentales auxquelles ils s’efforcent de répondre, avant que le cours de philosophie sur « la raison et le réel » n’en fasse une reprise réflexive.

Quant aux paysages, il me semble désormais nécessaire, dès que possible, de faire comprendre aux élèves combien ce qu’on leur enseigne les concerne en personne et ce que ça peut leur faire, à eux, de connaître les mathématiques, la physique, l’histoire, la littérature… Sans doute cette mise en perspective subjective est-elle plus facile à réaliser dans les matières littéraires, notamment en lettres. Pour la concevoir dans mon propre enseignement, et la lui donner comme ressort, je recours au concept herméneutique d’application. C’est, selon Gadamer, une composante essentielle de l’acte de comprendre, avec la compréhension proprement dite, l’intelligence du texte, et avec son interprétation : « comprendre, écrit-il, c’est toujours appliquer 7 », c’est-à-dire comprendre le texte en se comprenant par lui, et le comprendre mieux en s’étant compris par lui. Je choisis donc les œuvres en fonction des possibilités d’application qu’elles pourraient offrir à mes élèves tout en laissant celle-ci à leur entière liberté. Ils peuvent ainsi saisir non seulement la puissance de configuration et de refiguration 8 du réel que possède la littérature mais encore y avoir recours pour donner une intelligibilité à ce qu’ils vivent. Cela exige cependant de consacrer auparavant de longs moments à l’explication.

Un autre dispositif est particulièrement propice non seulement aux perspectives subjectives mais encore aux expériences personnelles : celui de l’atelier, que les établissements sensibles connaissent depuis longtemps. Les élèves y pratiquent les disciplines en personne, et non plus seulement en élève ; et ils le font non pas seulement pour s’exercer mais pour construire quelque chose, par exemple, en atelier d’écriture, un espace discursif propre où il soit possible de rester un moment seul avec soi-même9.

Il peut paraître finalement logique et évident de penser que plus un savoir est approfondi, plus il peut retenir l’attention alors qu’allégé ou simplifié, il risque de ne susciter qu’une plus grande indifférence. Toutefois, il ne s’agit pas de ma part d’une position de principe ou d’une évidence intuitive ; il s’agit d’un constat empirique qui s’appuie sur les témoignages des élèves ou simplement sur la qualité de leur écoute quand on parvient à aller assez loin pour les mettre en mesure de saisir les enjeux de ce qui leur est enseigné.

1 « Or, tout nous montre que nous évoluons désormais dans un régime d’inséparation, quelle que soit l’échelle concernée. », Dominique Quessada, L’Inséparé. Essai sur un monde sans autre, Paris, PUF, 2013, p.11.

2 Réseaux d’Education Prioritaire.

3 Gilles Kepel, Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Paris, Gallimard, [Institut Montaigne, 2001], 2012.

4 Elisabeth Bautier et Roland Goigoux, « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », Revue française de pédagogie, année 2004, volume 148, numéro 1, p. 89-100.

5 Donald Woods Winnicott, « La capacité d’être seul », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p.203-213.

6 Les Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement.

7 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Editions du Seuil, pour la traduction française, 1976/1996, p.331.

8 Selon Paul Ricœur, « la configuration textuelle fait médiation entre la préfiguration du champ pratique et sa refiguration par la réception de l’œuvre. », Temps et récit I. L’intrigue et le récit historique, Paris, Editions du Seuil, 1983, p.107.

9 Les élèves du lycée Alfred Nobel ont publié, avec l’écrivain Tanguy Viel (en résidence dans l’établissement), deux ouvrages aux Editions Joca Seria : en 2012, un roman, Ce jour-là (ils y ont retravaillé les clichés des banlieues en dotant leurs personnages stéréotypés d’une voix et d’une intériorité), en 2016, un texte polyphonique, Autour il y a les arbres et le ciel magnifique (ils y ont réfléchi sur ce qu’est habiter un lieu et s’habiter soi-même).

 

 

 

 

 Réflexions  n° 4

 

Préambule            


« “De la littérature en LEA ? il faut être sérieux, quand même” ». Cette phrase entendue par Laurent Dubreuil à ses débuts d’enseignant dans le supérieur lui en rappelle une autre, plus célèbre : « tiens, mais n’était-ce pas déjà l’argument sarkozyste à l’encontre de La Princesse de Clèves, cette fois prononcé par les mandarins qui s’en offusqueront une décennie plus loin ? ».

L’ironie incisive de Laurent Dubreuil n’est pas la moindre qualité de son texte. Partant d’une expérience d’enseignement universitaire particulière, celle qui l’a conduit à enseigner, de 1999 à 2002, une « technique de communication » en LEA (Langues étrangères appliquées), son analyse démonte rigoureusement les présupposés et les conséquences d’un choix épistémologiquement confus et idéologiquement pervers qui a abouti, dans le supérieur comme dans le secondaire, à marginaliser, parfois même à écarter l’enseignement de la littérature au profit de l’enseignement d’outils de communication dont personne, ni les enseignants incompétents en la matière, ni les étudiants pour qui le mot est un miroir aux alouettes, ne sait vraiment de quoi il s’agit.

Or, « il y a un autre présupposé, complètement erroné, politiquement dangereux, qui dit que mes DEUG 1 seraient perdus face à un sonnet de Baudelaire, alors que la pub des lessiviers est à leur portée. » L’enseignement du discours publicitaire, qui contrairement à la littérature, n’a aucune chance de changer la vie des étudiants au sens un peu radical de cette proposition, est en somme, Laurent Dubreuil le démontre précisément, plus élitiste que l’enseignement de la littérature.

De ce dernier, Laurent Dubreuil privilégie résolument une définition charismatique, sans ignorer les objections qu’on peut lui opposer. Mais il propose un déplacement d’une importance capitale : « indépendamment des qualités personnelles, les enseignants de littérature ont, a minima, un charisme, soit une grâce extraordinaire, à savoir le texte qu’ils font lire. »

Il ne s’agit pas pour autant de confondre ce charisme du texte, et de l’enseignant porté par lui, avec le fade élan de celui qui se sort d’un « morne technicisme conceptuellement sous-développé » par un « c’est beau ponctuant la lecture de morceaux choisis ». Et voici qu’alors, la réflexion de Laurent Dubreuil entre aussi en écho avec celle que nous menons sur la question de la beauté... On aimerait l’entendre poursuivre...

Une chose est certaine : avec cette analyse cruciale, Laurent Dubreuil amorce la réflexion qui sera au cœur du colloque que nous organiserons, en juin 2014, sur la question : « Littéraires : de quoi sommes-nous les spécialistes ? ».  

H. M.-K.

  

Professeur à Cornell University (USA), Laurent Dubreuil est l'auteur de six ouvrages, notamment L'Etat critique de la littérature (Hermann, 2009) et Pures fictions (Gallimard, 2013). Ancien rédacteur en chef de la revue Labyrinthe, il a dirigé ou co-dirigé pour elle huit dossiers, dont « La fin des disciplines  » (n°27, 2007) ou « L'éloquence des singes » (n° 38, 2012). Il est en outre directeur de la revue Diacritics depuis 2011.

 

 


 

 

Les leçons du littéraire

 

Laurent Dubreuil

19/01/2013 

         
                                               

 Ce texte est le fragment d’une réflexion personnelle sur l’enseignement des lettres, où l’anecdote biographique initiale est progressivement tissée dans l’approche que je défends depuis des années de la critique, et de la littérature. Je remercie Hélène Merlin-Kajman de m’avoir invité à publier ces lignes sur un site qui constitue l’un des très rares lieux essayant intelligemment de penser la relation entre l’instruction et le littéraire. La position que je défends n’engage toutefois que moi, comme on dit ; mais j’ai bien conscience qu’elle m’engage largement.

 
 

Il faut une première situation. Ce pourrait être les « petits cours » d’anglais que je délivrais l’été de mes dix-neuf ans à un collégien dont je n’ai plus moyen de retrouver le nom. Ou les « répétitions » de langue française avec cet Italien incarcéré à la prison de la Santé, où je me rendais en 1995 et attendais le bon vouloir des matons, puis que certaines portes s’ouvrent, que d’autres se ferment. Mais je vais évoquer mon « entrée » comme enseignant dans le supérieur. Durant trois années, chaque second semestre, je suis le lundi de huit heures à midi sur le campus de Talence-Pessac, enchaînant deux fois la même classe. Le sujet est identique, de 1999 à 2002, que je n’ai pas choisi, et que je ne peux vraiment dévoyer, puisque mes étudiants seront jugés lors de l’examen final par d’autres correcteurs. J’enseigne le commentaire (composé) de publicité à des élèves de première année en Langues étrangères appliquées. À l’époque, « DEUG 1 de LEA à Bordeaux-3 » sonne comme très bas dans l’échelle des êtres, m’explique-t-on rapidement. (« Vu que je suis ici, je sais bien que c’est fichu pour moi », me glissera une étudiante.) Nous sommes chaque année une vingtaine d’hommes et femmes du rang, encadrés par quelques sous-offs — c’est-à-dire que « l’équipe » regroupe des « allocataires » de toutes sortes, des agrégés détachés à la fac, des maîtres de conférence fraîchement arrivés et donc de moins noble extraction que les crocodiles — à prodiguer des cours de « techniques de communication » en LEA (premier semestre, résumé ; second, publicité). Tous les professeurs sont formés en littérature, et je m’étonne avec la naïveté des novices de ce que nous soyons en train de faire d’autres choses, dont je ne vois pas exactement le bien-fondé. Je reçois plusieurs types de réponses : « de la littérature en LEA ? il faut être sérieux, quand même » (tiens, mais n’était-ce pas déjà l’argument sarkozyste à l’encontre de La Princesse de Clèves, cette fois prononcé par les mandarins qui s’offusqueront une décennie plus loin ?) ; « c’est très intéressant la publicité » (je veux bien, et je connaissais l’ancien enthousiasme sémiologique de Barthes ou d’Eco, mais en ce cas pourquoi proscrire l’étude de tout autre document textuel qu’un slogan, de toute autre iconographie qu’une image commerciale parue dans la presse ?) ; et, sinon, « dites, vous ne croyez pas que vous êtes déjà assez privilégié ? » (certes, certes, je me tais).

 Ici, tout est faux. Dans leur grande majorité, les enseignants n’ont aucune espèce de compétence (y compris dans les éléments de base de la linguistique jakobsonienne ou de la sémiotique), et aucun goût pour le sujet. Il n’est au fond pas question de communication, ni dans le sens de l’entreprise, ni dans la vue d’une pratique (apprendre à communiquer avec les autres), ni dans la conceptualisation informatique et cybernétique, ni dans la portée intense et littéraire que lui assignait Bataille préfaçant La Littérature et le mal. Quant à la technique que l’on nous somme d’inculquer, elle est celle de l’exercice scolaire : le résumé, le commentaire composé. Ainsi, le lien entre notre tâche et les « études littéraires » tient au seul maintien d’une forme rhétorique d’exposition extrêmement contrainte, pourvue d’un code aussi précis que généralement ineffable [1]. Ce n’est évidemment pas un hasard. En France à cette époque-là, l’enseignement des « lettres » semble d’abord et avant tout un chapelet d’exercices, pour lesquels le texte littéraire fournit prétexte. Je fais donc l’expérience à Bordeaux d’un cran supplémentaire dans la réification : n’importe quel discours peut autoriser l’exercice aussi bien qu’un poème. (Examen final en l’an 2000, commenter le slogan suivant : « Stodal, le sirop qui de toux s’occupe ».)

 Cette équivalence du dire littéraire et du jeu de mots, cette prévalence absolue de l’exercice normé, voilà exactement ce qu’enseigne notre enseignement en LEA. Dans le même temps, via une contradiction pragmatique fort courante, la phraséologie de la supériorité du littéraire sert encore, détournée en l’occurrence pour des buts d’auto-célébration. Retour à l’argument numéro un : tu comprends, à ces gamins, on ne peut de toute façon pas leur enseigner la littérature. Ah bon ? Sans doute, pour un large nombre, ces élèves sont-ils en échec, selon les modes d’évaluation en vigueur. Assurément, cette « vérité » a été intégrée par celles et ceux qui entendent rester dans la filière (les autres, « les plus doués », ont juste opté pour le cursus le moins cassant, avant de postuler en IUP, en BTS, à l’IEP, organismes couverts d’initiales et qui recrutent de facto à bac+1, laissant à Pessac le soin d’opérer une décantation supplémentaire). Et, j’imagine, ces étudiants ne brilleraient guère dans les formes usuelles. Mais justement ne pourrait-on leur enseigner à lire un peu la littérature sans mettre la dissertation ou le commentaire comme moyens de validation ?

 Il y a un autre présupposé, complètement erroné, politiquement dangereux, qui dit que mes DEUG 1 seraient perdus face à un sonnet de Baudelaire, alors que la pub des lessiviers est à leur portée. Outre que cette position recouvre un exécrable discours de domination, il s’avère que plusieurs étudiants sont au moins également démunis face à la publicité de la presse écrite que devant un récit de Maupassant. Première observation : lors d’une session, je demande à mes élèves de choisir leur document et de le commenter, or plusieurs n’achètent jamais ni journal ni magazine et se sentent pris au piège (on se rabattra sur Télé Z ou le gratuit 33). Deuxième observation : une classe entière, travaillant en groupe, après une heure, est incapable de comprendre le slogan du lapin Cassegrain (« Ligne Jockey Club : grosses légumes s’abstenir »). La conclusion la plus manifeste devrait être qu’avec de tels paramètres, où la publicité est aussi peu intelligible (mais combien plus pauvre) que le poème, l’urgence est pour ces jeunes d’être confrontés à l’expérience d’opacité du penser littéraire, et qu’il s’agit du dernier moment où quelqu’un pourra leur transmettre une passion pour la lecture des œuvres. Une passion qui pourrait littéralement changer leur vie (je ne parle pas de « trouver un job »). Ce n’est pas la conclusion de l’institution, ni de ceux qui la portent et la parlent.

 La situation que je viens d’évoquer était et reste banale [2]. Elle trahit de nombreuses et regrettables confusions (entre lecture littéraire et exercice des littéraires, entre parlure et parole, entre discours et œuvre, entre circonstance et fatalité « socio-culturelles », etc.). Elle fait s’interroger sur les motivations des universitaires, au-delà du facile constat d'une lâcheté chez les uns ou les autres — sans quoi, bien sûr, « le système » s’écroulerait sur le champ. Comment justifier que des dizaines et dizaines de jeunes et apprentis professeurs de littérature aient, pour commencer leur carrière, à assurer des cours dont la signification fonctionnelle est précisément de nier la singularité du littéraire, et qui ne transmettent à peu près rien, sinon la reconduction de l’échec scolaire ? Comment soumettre des milliers d’étudiants à ce régime inepte ? Plus grave, quelle connivence existe-t-il entre cet abandon froidement méprisant du penser poétique et l’enseignement universitaire de la littérature ? Car si tant de gens acceptent un tel état de faits — regimbant, se taisant ou applaudissant —, ne doit-on en déduire que, sous leur exercice majoritaire, les études de lettres dans le supérieur français (et ailleurs, hélas) sont fort propices à l’occultation de la littérature ?

 Du côté de la « recherche », parler même de littérature sans aussitôt mettre des bornes historiques et ainsi confondre la construction d’une expérience avec un fait chronologique (quitte à ne plus trop savoir si l’invention en question a eu lieu dans l’Antiquité, l’âge classique français, la Révolution, ou le romantisme [3], en parler sans immédiatement revenir aux définitions des petits genres qui, eux, font moins peur — parler de littérature, donc, cela ne se fait ou faisait pas, ou plus trop. Il est vrai que les proclamés défenseurs des lettres à l’université sont assez souvent les apôtres de la réaction, que combat ensuite avec aisance le pragmatisme opportuniste de la technique de comm’ « en attendant mieux ». Dans L’Avenir des langues, Heinz Wismann et Pierre Judet de La Combe décrivent bien que, par le structuralisme et ses suites, l’enjeu pédagogique a consisté à détacher l’analyse littéraire du goût personnel, afin de combattre l’habitus qui l’informait. Le problème, c’est que la reproduction sociale n’en sortit pas si amoindrie, et que la disparition officielle du goût au profit des techniques (mêlant les vieilles méthodes de la dissertation avec la taxinomie narratologique et les nouvelles formes imposées de la rhétorique scolaire) contribua lentement à tuer le sens de l’enseignement. L’attaque contre la catégorie de littérature, cette vilaine bourgeoise, était risible mais efficace. Elle nous laisse avec un morne technicisme conceptuellement sous-développé, une sorte de faire-avec attentiste, ou le grand retour du c’est beau ponctuant la lecture de morceaux choisis. Regardez Tzvetan Todorov, qui, à lui seul, et d’un revirement à l’autre, joua à peu près chacun de ces rôles.

 Je connais la position de Max Weber : un enseignant charismatique n’est pas un enseignant [4]. Mon désaccord est profond, inconciliable, même si je comprends que l’argumentation adverse, faisant l’éloge fallacieux du « style », a la fâcheuse tendance de préférer le look au propos. Il reste qu’indépendamment des qualités personnelles, les enseignants de littérature ont, a minima, un charisme, soit une grâce extraordinaire, à savoir le texte qu’ils font lire. Nous avons tous subi des profs dont la nullité acharnée prenait de telles dimensions qu’ils en venaient à nous dégoûter, souvent pour longtemps, parfois pour toujours, de tel ou tel auteur. Il n’empêche, la possibilité du charisme se déploie au-delà. Cela n’est pas propre au littéraire (il y a semblablement des révélations mathématiques, des fulgurances philosophiques), mais l’intensité ici diffère. Il est bien évident que la meilleure, le meilleur des professeurs de littérature, à l’instant de sa leçon, est humblement, et irrémédiablement, en-deçà des textes les plus forts qu’il critique. Notre « métier », si c’en est un, demande que nous provoquions nos élèves afin qu’ils puissent se mesurer aux œuvres. Nous ne devrions ni accabler nos auditeurs sous le faix d’une lecture close, ni détourner leur regard vers la « culture » ou « l’histoire » qui automatiquement donneraient sens (!) aux textes, ni les laisser dans l’ignorance ou la complaisance de « la identité » (comme disent certains de mes undergraduates), ni leur permettre de croire en la gentille innocuité du littéraire ou sa vertu d’entertainment. À moins d’être soi-même habité par la littérature, tout cela est très exigeant, j’en conviens ; et je doute qu’on y trouve à tout coup la matière du prochain sujet d’examen. Quant à cette position de surplomb non pas de la matière ou de la discipline mais de chaque réalisation particulière par rapport à son interprète, elle est assez mal vécue. Reconnaître la supériorité d’un texte, non par principe (d’autorité, de tradition, ou autre), mais après avoir fait le maximum pour en poursuivre le tracé, ne satisfait pas le narcissisme ordinaire. Eh oui. Mais sans cet aveu argumenté, inexorable, on ne parle pas de l’événement de pensée, d’écriture, on se contente de traduire approximativement. Et de là, tôt ou tard, une fois ôtée l’aura sociale et mondaine attachée aux lettres (ère où nous nous situons aujourd’hui), on finira par valider la conception publicitaire de l’enseignement. Ou – version américaine – par divertir l’attention. Car, désormais fort loin de Pessac, même dans la situation particulière d’une université privée et Ivy League, sous la pression d’impératifs sociaux et par découragement, je vois autour de moi une préférence pour les alentours du texte. Comprenons-nous bien. Dans mon activité éditoriale, dans mes écrits, dans mes cours, sans cesse j’ai voulu aller vers l’indiscipline [5], et je me consacre largement à la philosophie, à la théorie politique, aux sciences, aux arts visuels. Je ne suis pas en train de renoncer à cet excès méthodique, à ce refus de la spécialisation. Je ne plaide pas contre « l’ouverture », je m’élève contre la subsomption et la trivialisation du littéraire sous les index du « culturel », du « subjectif », du tout-social, du « ça parle », etc. Les alentours que j’indique sont alors ces manœuvres échappatoires, qui, pour n’être guère l’histoire positive ou la technique de composition prisées en France, n’en constituent pas moins des fins de non-recevoir. Si se dénoue le rapport individuel à l’extremum poétique, il devient plus aisé de passer au commentaire politique, ou à la considération de la diversité ; ce verbiage fait de vous un personnage plus positif (et plus viril) que ne paraît être celui de l’interprète défait par sa lecture.

 Notre charisme, en ces conditions, est une grâce périlleuse, et je ne jurerais pas qu’il soit politiquement bien venu de le rappeler. Qu’importe. Malgré l’impudence, l’imprudence à le dire, je me suis demandé plus d’une fois s’il n’y avait pas un lourd malentendu lié à l’enseignement de la littérature. Premièrement, sans aller exactement dans la direction d’Adorno ou de Marcuse, je considère effectivement qu’une part anti-sociale, apolitique est fréquemment en œuvre dans un roman, une tragédie, un essai, un poème [6], l’institution de l’école moderne n’étant du coup pas son lieu le plus adapté. Ensuite, les justifications dominantes sont à mes yeux faibles ou décalées. La distinction sociale via l’art de la citation et la culture générale est un argument en perdition ; la constitution d’une culture commune ou l’examen de la tradition recèlent pour moi trop d’allusions à la cohésion nationale, à la célébration occidentale, ou aux postulations identitaires ; la maîtrise de la langue me laisse incertain quand je note l’absence quasi totale de relations entre le texte lu et la prose d’ordinaire produite et recommandée ; l’acquisition de « l’esprit critique », dans la version standard qui en est donnée (de discrimination rationnelle), n’est pas plus l’apanage du littéraire que du scientifique. Enfin, l’industrialisation et la bureaucratisation de l’école en général, avec ses obligations de résultat, ses cursus balisés, ses contrats pédagogiques, ses heures fixes, ses devoirs, devient le contexte aigu de notre calamité.

 Le malentendu tiendrait à un écart entre le génitif objectif et le subjectif. L’enseignement de la littérature tel qu’idéalement nous le prodiguons ni ne peut égaler ni ne doit effacer l’enseignement de la littérature, car, n’en doutons point, elle instruit, singulièrement. La difficulté foncière de notre position réside dans notre dessein d’enrichir le second enseignement par le truchement du premier, tout en devant défendre l’un avant — et bien vite au détriment — de l’autre. Curieuse intrication. Si nous nous en débarrassons, nous perdons une raison d’être, et gagnons éventuellement une insignifiante raison sociale. Si nous la simplifions, nous accomplirons notre labeur, au mieux sous la lueur de quelques vagues éclairs. L’ambiguïté est ce d’où nous ferions mieux d’énoncer notre parole. Il y aurait un article à écrire sur la tentation (plus particulièrement française) à confondre les deux enseignements, et qui se résumerait à la formule « docere et placere », généralement attribuée à l’Art poétique d’Horace. Une rudimentaire recherche de mots clés sur la toile annonce des dizaines de milliers d’occurrences pour cette citation apocryphe — et met en évidence que la devise fournit depuis des décennies matière à plus d’un sujet de dissertation. La définition de la littérature ou de la poésie comme ce qui plaît et instruit s’impose largement à l’âge classique, de La Fontaine à Molière, de Racine à Boileau ; elle n’est pas complètement hétérogène à la visée d’Horace. Mais il est symptomatique que l’École fige dans un latin rêvé le désir (méta)critique d’un classicisme se promouvant aux yeux du monarque absolu, puis ressasse ce qui devient un mot d’ordre pour soi-même (nous sommes les instructeurs de l’instruction). C’est deux fois un plaidoyer pro domo, sauf que la maison n’est plus la même. Au fur et à mesure, le placere est relégué (s’inversant en ennui) ou autonomisé de façon assez puérile (ah le plêsir du texte !).

 Horace, lorsqu’il parle de plaisir et d’instructive utilité, n’y voit pas le tout de la poésie. Mais, sur ces questions, il adopte déjà une posture complexe, et ironique. Le je de L’Art poétique, tenant à réclamer sa santé mentale à l’encontre de Démocrite qui associait la folie à la création verbale, est contraint dès lors de se décrire en ses vers comme « n’étant lui-même un rien écrivain » [7] ; ce qui ne l’empêchera donc pas d’enseigner (« docebo » [8]), et à commencer – nouvelle contradiction performative – que « le sens commun » (ou le juste savoir, recte sapere) « est à la fois principe et source de l’écriture » [9]. Le choix des sujets se peut conformer aux « chartes socratiques » [10], car Horace est en train de mettre en place une validité de la poésie face au discours de la philosophie. Mais la capacité de mobilisation du sens commun réside dans une expérience du monde, soit le fait d’avoir « appris » [11] dans son existence l’importance de la patrie, des amis, de la parenté, des amours, des obligations sociales. Le premier enseignement du non-poète Horace à l’égard des écrivains sans délire est donc d’être un étudiant de la vie (ce que dira encore Rilke, beaucoup plus tard). Intervient en ce point une distinction entre la Muse ou le génie grecs – et la rationalité romaine. Or cette différence procède cette fois d’un autre enseignement, l’arithmétique marchande qu’« apprennent » les « enfants de Rome » [12] dès leur plus jeune âge, et qui corrompt l’aptitude à la composition. Horace, le « maître ignorant » [13], à la limite extérieure du génie poétique, et qui insiste néanmoins pour enseigner qu’il convient d’apprendre non de lui mais de la vie, s’élève contre l’instruction scolaire de son époque, formant obstacle à cette nouvelle éducation du public par les vers récités et lus. L’intrication est là, elle ne peut être décidée que par l’effectuation d’une lecture (et non sa « transmission »).

 Horace croit dans un enseignement possible quoique paradoxal de l’écriture littéraire ; ce à quoi sert tout « art poétique », y compris celui qui, dans la mise en œuvre, se lit sans s’intituler de la sorte. Il ratifie aussi une instruction au cas par cas, fondée sur les exemples d’actions, de sentiments, de conduites, d’idées. Il faut ajouter un troisième apprentissage, qui, pour des raisons difficiles et que je n’éluciderai pas ici, est éludé par Horace : soit cette manière de penser même, que j’ai à l’instant indiquée, et qui passe par un détour entre les mots, par une science argumentative et contradictoire. Ces trois enseignements sont subordonnés au vivre, ou, pour le dire autrement, ils sont aussi le vivable de la vie, au risque de devoir défaire l’ancien apprentissage acquis sous la férule des maîtres. À mon sens, telles sont, encore maintenant, les trois principales leçons du littéraire (étant entendu, je le répète, que le tout de l’œuvre ne saurait non plus tenir à la seule instruction). Ces leçons restent à recomposer ad hoc, et ce sont elles que notre enseignement devrait favoriser. En passant au plan de notre discours professoral, le risque est grand de transformer l’ars poetica en recueil de trucs pour ateliers d’écriture, de faire de « nos héros, nos modèles » les exempla d’une rigide axiologie, de muer un extraordinaire tour d’esprit en rhétorique. Oui, ce sont les risques d’un malentendu qui nous affaiblit et nous protège. Et, oui, depuis ma libération du publicitaire, je m’attèle, devant mes élèves, à montrer et parler de cela. Mais oui, c’est le plus haut enjeu que je vois, dans le « système scolaire » ou hors de lui, à la persistance de notre charismatique professorat.



[1] Je suis désolé mais forcé de le noter : les responsables de « l’unité d’enseignement », et qui, à l’occasion, nous proposent des « corrigés », sont foncièrement incapables de produire un commentaire composé en bonne et due forme, et encore plus d’en expliquer les règles, qu’ils n’ont jamais possédées à la manière de la bête à concours primée que je suis. Les bons élèves d’autrefois, qui ne furent jamais « les meilleurs », se retrouvent dans le triste état des convertis extrémistes de l’exercice. Quant aux « excellents praticiens », pour la plupart, ils ne pipent mot et continuent en public la propagande du sacré commentaire, jouissant de leur inaltérable statut de crack et n’en pensant pas moins en leur for intérieur.

[2] Pour l’anecdote, je note que, pour l’essentiel, ce que j’ai décrit continue aujourd’hui à l’identique dans la même université.

 [3] Argument que je donne et développe dans « What Is Literature’s Now ? », New Literary History 38-1, 2007 ; et « Expériences de la littérature et indiscipline », Textuel n° 64, 2011.

[4] Cf. Weber, Wissenschaft als Beruf.

[5] Cf. en particulier mon État critique de la littérature, et le numéro 27 de Labyrinthe en 2007 sur « La Fin des disciplines ? ».

[6] Je m’en explique plus en détail dans Le Refus de la politique, p. 47-64.

[7] Horace, Ars poetica, II, v. 306.

[8] Ibid.

[9] Id., v. 309. Id., v. 310.

[11] Id., v. 312.

[12] Id., v. 325-330.

[13] Jacques Rancière, Le Maître ignorant, 10/18, 2004.

 

 Réflexions  n° 5

 

Préambule            

La rubrique « Expériences » s’est placée sous le signe de Benjamin et de son hypothèse d’un appauvrissement de l’expérience dans l’époque moderne. Et nous demandons : sommes-nous si pauvres en expérience que cela ?

Ivan Gros, Valère Staraselski, Laurent Dubreuil nous ont proposé des expériences d’enseignement ou d’éducation. Le texte de François Jacquet-Francillon serait plutôt une tribune. Mais son point de départ est un constat presque empirique : des trois fonctions de l’Ecole (fonction culturelle, fonction de socialisation et fonction professionnalisante), c’est la fonction professionnalisante qui se trouve aujourd’hui hypertrophiée, notamment parce que l'Ecole est devenue le seul lieu où elle s’accomplit. Ce fait sécrète des souffrances et des injustices spécifiques, et les deux autres fonctions ne pourront être rééquilibrées qu’à condition de « soigner » celle-là plutôt que de rêver de la supprimer.

Il faut, sans passer son temps à comparer ce qui ne peut l’être (l’Ecole d’hier avec celle d’aujourd’hui par exemple – compare-t-on la société contemporaine avec celle du XIXe siècle comme si on pouvait réintroduire aujourd’hui la division du travail du capitalisme industriel ?), réinventer l’Ecole : en somme, ce que le texte de François Jacquet-Francillon nous rappelle, c’est qu’à propos de l’Ecole, nous risquons fort de devenir pauvres d’expérience à force de nous trouver suffoqués par les situations impossibles qui s’y vivent.

Pour Benjamin, la « barbarie » avait un bon côté : elle forçait à se remettre en mouvement sans nostalgie, et sans jamais oublier que la culture n’est rien en soi – rien que ce qui peut aider des êtres humains à mieux vivre.

Le débat pour changer les cadres du débat est ouvert : nous souhaitons que chacun se sente libre de s’y engager.

H. M.-K.

  

François Jacquet-Francillon est Professeur émérite à l'Université Charles-de-Gaulle-Lille 3 et a été co-rédacteur en chef de la Revue française de pédagogie de 2003 à 2011. Il a publié plusieurs livres, dont notamment Naissances de l'école du peuple (Editions de l’Atelier, 1995) et Instituteurs avant la République. La profession d’instituteur et ses représentations, de la monarchie de Juillet au second Empire (Presses Universitaires du Septentrion, 1999). Il a également dirigé des ouvrages collectifs (par exemple, avec Denis Kambouchner (dir.), La Crise de la culture scolaire. Origines, interprétations, perspectives, Presse Universitaires de France, 2005), et,  avec Renaud d’Enfert et Laurence Loeffel (dir.), Une histoire de l'école. Anthologie de l'éducation et de l'enseignement en France, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Retz, 2010). Enfin, il anime un blog : http://societe-culture-education.eklablog.com

 

 


 

 

Ecole : proposition pour une réforme
du débat sur la réforme

 

François
Jacquet-Francillon

12/10/2013 

         
                                               


 

Il y a deux âges de la démocratie scolaire. Le premier, celui de la Troisième République, de Jules Ferry et de la scolarisation primaire universelle, est celui d’une démocratie partielle, sans égalité entre les citoyens, puisque la scolarisation des enfants des classes aisées s’effectue dans les lycées, payants (dont le cursus s’étend des classes élémentaires aux classes du baccalauréat), tandis que la scolarisation des classes populaires s’effectue dans les écoles communales, gratuites, prolongées parfois par l’Ecole primaire supérieure (à moins que les enfants n'accèdent au lycée par le concours des bourses). Le second âge, le nôtre, répond au grand principe de l’égalité des chances et de l’école unique, qui exige en effet la montée de tous les élèves vers l’enseignement secondaire, ce que réalise le collège, institution nouvelle venue sous la Cinquième République.

Mais voilà où je veux en venir : en fait, l’évolution a aussi modifié l’équilibre des fonctions de l’Ecole [1]. En simplifiant un peu, on admettra que tout système d’enseignement remplit trois types de fonctions : 1. des fonctions culturelles de conservation et de transmission d’un corpus de connaissances – sous forme de disciplines scolaires la plupart du temps ; 2. des fonctions de socialisation (intégration à des ensembles de normes et de valeurs créateurs d’« identités ») ; 3. des fonctions sociales de répartition des individus dans la division du travail, par la distribution des titres et des qualifications qui permettent d’accéder à l’emploi. Or le changement que je veux souligner, qui se produit depuis cinquante ans, tient à ce que le troisième type de fonctions domine les autres absolument. Dominer n’est pas supprimer. Disons que, désormais, dans la réalité et dans les consciences, prime la distribution des titres, ce qui obscurcit et relègue les missions culturelles et éducatives de l’école. Bien sûr, les familles n’ont jamais été indifférentes aux « débouchés » de la scolarité, c’est-à-dire aux bénéfices, parfois très grands, qu’on pouvait en retirer. Mais aujourd’hui cette fonction est hypertrophiée, d’abord parce que, avec la démocratisation de l’enseignement secondaire et la massification conséquente du lycée puis de l’Université, elle intéresse toute la jeunesse française ou presque.

Je n’énonce rien d’autre qu’une banalité sociologique. Mais j’insiste. Si l’on rapporte l’Ecole non pas d’abord à un idéal (culturel, éducatif, républicain, démocratique, etc.), mais à la réalité des services qu’elle rend à la société, un fait doit être constaté avant tous les autres : à savoir que sa mission principale, c’est sa mission économique. Que fait l’Ecole ? Elle distribue les titres qu’il faut bien posséder pour entrer sur le marché du travail, conquérir un emploi, c’est-à-dire aussi un statut social. Ici, ni faillite, ni déclin ; il s’agit de tout autre chose (mais ceci ce ne doit pas nous interdire d’interroger les autres missions… Et il y a là aussi quelques raisons de se désoler, j’en conviens).

Deux constats supplémentaires doivent être associés au précédent pour préciser la manière dont se présente la relation du système scolaire avec la société.

Premièrement, n’oublions pas que les emplois sont hiérarchisés, c’est-à-dire qu’ils sont à la fois plus ou moins rentables selon le niveau de responsabilité et d’autonomie qui les définit et, de surcroît, plus ou moins estimables, enviables, à mesure qu’ils s’éloignent du travail manuel et des activités ouvrières en général. C’est ainsi ; les cols blancs ont vaincu les cols bleus, et l’Ecole a globalement intégré cette donnée, si bien que les titres scolaires sont plus ou moins désirables – et leur obtention suscite plus ou moins de concurrence –, selon qu’ils visent un haut ou un bas degré d’estime sociale, donc un statut de haut ou de bas niveau matériel et symbolique. Les forts en maths décrochent la timbale, qui s’appelle notamment : « écoles d’ingénieurs » ou « écoles de commerce ». Exit les humanités ; et comme on demande aux enseignements mathématiques de fournir les critères de l’excellence, la promotion républicaine des « humanités scientifiques » passe à la trappe elle aussi.

Secondement, j’y ai fait allusion plus haut : aujourd’hui plus que jamais, un titre scolaire, quel qu’il soit, de haut ou de bas niveau, est indispensable pour conquérir une intégration professionnelle. Par suite de la relation plus étroite et directe qui s’établit entre la formation et l’emploi dans le courant des évolutions technologiques, l’admission au monde du travail et à la socialisation professionnelle est fortement corrélée à l’obtention d’un diplôme, en lieu et place des modes de reproduction qu’assumaient jadis les corporations de métiers. Là réside la principale évolution des rapports du système éducatif avec la société. Pour mesurer cette évolution, prenons l’exemple du certificat d’étude, diplôme phare de la Troisième République. Sait-on qu’en réalité, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, seulement un élève sur deux obtenait ce diplôme ? Or – et telle est la question – que se passait-il pour les autres, qui d’ailleurs ne prenaient même pas part à l’examen ? Eh bien, ils étaient accueillis dans l’industrie, l’artisanat, le commerce, etc., où ils effectuaient un (« leur ») apprentissage, avant d’être admis dans tel ou tel emploi, auquel était encore reconnu une certaine dignité, au moins parmi les classes populaires. Je ne dis pas que ce modèle était satisfaisant. J’ai évoqué les progrès technologiques et scientifiques, qui imposent à un plus grand nombre d’enfants d’acquérir des connaissances plus étendues, en même temps que le secteur tertiaire s’est accru au détriment du secteur industriel. Je n’oublie pas non plus les heureux changements produits dans un sens méritocratique par l’allongement de la durée des études, d’abord grâce aux Ecoles primaires supérieures, puis avec l’accès général à l’enseignement secondaire par la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans. Je veux juste dire que notre école satisfait un bien plus grand besoin social de diplômes, en même temps qu’elle a détruit à peu près toutes les voies de formation qui existaient indépendamment d’elle. Pour résumer, je dirais que le système éducatif moderne présente quatre caractères principaux.

1. Il détient un quasi monopole de la distribution des titres et des qualifications (donc des formations).

2. En répartissant les élèves aux différents niveaux de la hiérarchie scolaire, il les affecte aux différents niveaux de la hiérarchie des fonctions économiques et sociales.

3. Parce que cette distribution et cette répartition sont hiérarchiques, elles ne peuvent s’effectuer que dans le cadre d’une compétition permanente (pour les « bonnes » classes, les « bonnes » écoles, les « bonnes » filières, etc.). D’où l’extension du domaine de l’évaluation. Et il faut ajouter, last but not least :

4. Le processus de distribution, d’affectation et de compétition est d’autant moins satisfaisant qu’il avantage les héritiers, en sorte que les laissés-pour-compte se recrutent toujours dans les mêmes milieux : les classes populaires.

Voilà donc tout ce à quoi les familles et les enfants tentent de s’adapter par le consumérisme effréné des uns… ou la désaffection des autres – passive ou active, partielle ou totale, selon les ressources culturelles, sociales, et économiques dont ils disposent.

Je vais rester prospectif, pour suggérer, face à cette situation, loin des déclamations catastrophistes, quelques voies de réflexion, s’il est question d’engager une éventuelle refondation, ou reconstruction ou… pourquoi pas, réinvention de l’Ecole. Je propose qu’on se demande avant tout comment alléger la prégnance de la hiérarchie (sociale) et amoindrir la rudesse de la compétition (scolaire). La réflexion sur la culture, certes capitale, viendra… Tout de suite après. La pédagogie ? N’en parlons pas : on verra. Et les rythmes scolaires ? C’est une variable intéressante, mais tout juste une variable d’ajustement. Pouvons-nous éviter de chercher d’abord et avant tout le moyen de munir le plus grand nombre possible d’élèves de titres intéressants, et de promouvoir l’accès des enfants de milieux modestes aux titres les plus valorisés, donc le moyen de prévenir ou réparer la chute hors de la scolarité (destin des « décrocheurs »), et de corriger les inégalités d’accès aux filières d’élite – étant entendu, je le rappelle, que presque la moitié des lycéens, dont une grande majorité est issue des classes populaires, sont privés des filières générales. Plus concrètement, la réflexion pourrait se développer sur deux axes.

La première urgence étant de soutenir le travail quotidien individuel des élèves, du primaire au lycée, à l’instar de ce qui s’avère efficace dans d’autres pays, on pourrait d’abord envisager de créer ou recréer un corps spécialisé dans l’aide à – ou l’ « accompagnement » de – la scolarité. Qu’on pense aux très anciens « maîtres répétiteurs » (je n’ose dire les « pions », qui ne figurent pas dans la mémoire glorieuse de la pédagogie… mais quand même !). Des bases existent dans le système actuel, avec les zones d’éducation prioritaire, avec les réseaux d’aides, avec certaines interventions personnalisées, etc. Mais ces bases sont restreintes, au moment où l’offre privée est à l’offensive et attire de plus en plus de parents inquiets et aisés, même si les enfants ne sont pas « en difficulté ». Demandons-nous donc s’il n’est pas devenu indispensable d’organiser pour tous les élèves (et pas seulement la catégorie des élèves « en difficulté ») un système complet d’études dirigées au collège et au lycée – en dehors du temps de classe proprement dit, lequel temps de classe pourrait d’ailleurs être un peu diminué à cette fin. Avec les « activités » proposées par la récente réforme des rythmes scolaires, n’avons-nous pas pensé davantage aux loisirs qu’au travail ? Mais où a-t-on pris que le travail scolaire, l’étude (un mot qui mérite réflexion), est par essence fatigant et ennuyeux ? Voilà une bonne question de pédagogie.

Un autre axe de réflexion concerne plus spécialement le lycée. Pour les très nombreux élèves orientés vers les enseignements professionnels et techniques, souvent avec le sentiment d’être condamnés à une forme de relégation, ne devrait-on pas chercher tous les moyens de revaloriser cet univers des métiers et des compétences pratiques ? Une revalorisation par les structures, pour augmenter l’offre de filières d’excellence, notamment en lien avec les technologies de pointe ; par la culture, pour assurer une bien plus grande présence des arts, qui pourrait s’avérer d’autant plus profitable que l’esprit des enfants y est à la fois disponible et capté par l’industrie des loisirs de masse ; et par la pédagogie aussi bien, si l’on tient compte des objections adressées à l’actuelle conception de l’alternance entre l’école et le « terrain ». Sur ce dernier plan, il est peut-être grand temps de désamorcer la méfiance envers les initiatives patronales. Nous sommes à une époque ou même des entreprises de taille modeste mobilisent chez leurs cadres, ingénieurs, techniciens et autres employés qualifiés, un impressionnant capital de connaissances et d’intelligence. Est-il scandaleux d’imaginer que cette culture soit mise au service de formations internes, et de formations diplômantes, en dehors de l’Education nationale (il existait et il existe encore quelques cas de « diplômes maison » qui donnent entière satisfaction) ? Une alternance nouvelle, donc, mais qui irait des entreprises vers l’école au lieu de l’inverse.

Je n’oublie pas les autres causes de malaise et de discorde. Je n’ai cherché qu’à justifier un ordre de priorité, un point de départ. Et je ne dis rien de l’Université : à chaque jour suffit sa peine.


[1] Voir notamment Pierre Bourdieu, « Le système des fonctions du système d’enseignement », in Education in Europe, Sociological Research, M. A. Matthijssen et C.E. Vervoort (dir.), Mouton, Paris-La Haye, 1979, pp. 181-189 (c’est un colloque de 1979). Et du même : « Fins et fonctions du système d’enseignement », Cahiers de l’INAS, 1977. Une reprise plus récente de cette question se trouve par exemple dans François Dubet et Danilo Matucelli, A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil, 1996, pp. 23-25.

 

 Réflexions  n° 3

 

Préambule            

D'Antoine Pignot, nous avons publié une série de photographies intitulée City lights et ses exergues sur Spitzer et Giraudoux. C'est aujourd'hui une expérience qu'il nous fait partager. Son récit nous emmène au sein d'une compagnie théâtrale, Le Feu Follet, composée d'enfants qui s'apprêtent à interpréter... Shakespeare. Surprenant ? oui, sans doute. Mais c'est sans compter que, si « Richard III n'est pas tout à fait ce qu'il convient d'appeler un spectacle pour enfants », il en va tout autrement lorsqu'il s'agit d'un spectacle par des enfants. Le texte de Shakespeare est violent dans ses contenus, dans son expression. On serait tenté de dire, surtout, qu'il est complexe, trop complexe pour des esprits enfantins. En est-on bien sûr ?

Ce que le travail de la metteur en scène Corinne Kemeny et de son équipe met en évidence, c'est que le texte se réalise in fine par son interprétation - théâtrale comme sémantique -, par son appropriation. Le Richard III des enfants du Feu Follet, imprégné de Macbeth, va plus loin en ajoutant un degré : celui de l'adaptation. C'est moins la question théorique du sens du texte littéraire (essentiel et univoque ou relatif et pluriel) qui est en jeu ici que les usages qu'il offre. Le texte d'Antoine Pignot souligne notamment la suspension radicale que permet (ou qui permet) cette appropriation : il n'y a « ni réussite ni échec » mais une invention de mondes « comme autant d'actes poétiques ». Le spectacle des enfants du Feu Follet met en évidence, pourrait-on dire, que le texte théâtral, poétique, littéraire, n'est pas monologue, qu'il ne parle pas aux gens. Il parlerait plutôt avec les gens, en un double sens : celui d'un dialogue entre le texte et le lecteur, l'ouverture d'un espace d'expérience par la lecture et l'interprétation, mais également dans une voix toujours nouvelle que texte et lecteur tisseraient ensemble.

M. E.

  

Antoine Pignot est né en 1988. Titulaire d'un master en littérature française, il est actuellement admissible au CAPES-CAFEP de Lettres modernes.

 

 


 

 

 Les enfants de Shakespeare

 

Antoine Pignot

05/05/2012 

 

 C’est une enfant de dix ans. Au contact des adultes, elle rentre les épaules, elle se voûte, elle serre les poings. Dans la salle de répétitions, elle se tient à l’écart, elle ajoute au brouhaha des autres enfants sa mélodie particulière, un silence bouillonnant de retenue et d’envie. Entre ses mains, Richard III de Shakespeare, qu’elle connaît par cœur. Elle joue le rôle de Clarence.

 Sur la scène, allongée sur le sol, elle fait naître autour d’elle la saleté, l’humidité, la solitude de la Tour de Londres. Pas celle des touristes, bien sûr. Celle du XVe siècle, où l’on envoyait mourir les traîtres ou les innocents, au gré des bouleversements politiques, des complots et des rébellions. Elle s’éveille en sursaut et raconte.

« J’ai passé une nuit misérable, pleine de rêves effrayants. J’ai rêvé que je m’échappais de la Tour. Je m’enfuyais en bateau vers la France, et mon frère Richard était avec moi. Comme nous marchions sur le pont, en regardant vers l’Angleterre, il m’a semblé que Richard trébuchait ; et alors que j’essayais de le retenir, il m’envoyait par-dessus bord, au milieu des vagues…

Oh, Seigneur ! Qu’il m’a paru douloureux de me noyer ! Quel affreux vacarme dans mes oreilles ! J’ai cru voir un millier d’épaves au fond des eaux, mille hommes rongés par les poissons, des milliers de joyaux au fond de l’océan… Mais je ne me suis pas réveillée, mon rêve se prolongeait au-delà de la vie. »

 Les autres enfants se sont tus. Il n’y a plus de salle de répétitions, plus d’adultes, mais un enfant qui parle par images, dans la langue de Shakespeare, qui est à présent sa langue propre, son souffle, son regard et sa voix. La poésie a pris le pas sur le silence. Il n’y a plus de silence que mesuré. Dans l’état de demi-conscience où les yeux s’entrouvrent, où la panique du rêve est encore agissante et déforme les contours de la geôle, le récit de Clarence énonce une vérité dont il n’a pas encore pris connaissance : son frère Richard, qui l’a pris dans ses bras sur le chemin de la Tour et qui a juré de travailler à sa délivrance, est en réalité celui qui le précipitera dans la tombe.

 Richard III n'est pas tout à fait ce qu'il convient d'appeler un spectacle pour enfants. Au contraire, Richard est probablement le plus fascinant des tyrans shakespeariens, et par conséquent le plus dangereux. Bossu, boiteux, le bras flétri, c'est un monstre qui peut sembler tout droit sorti d'un conte de fées, comme un lointain cousin de Baba Yaga, la sorcière unijambiste, comme un grand méchant loup dissimulé sous les draps, comme un Lagardère sans amour. Plus encore, Richard parle au public comme à un miroir et s'en fait un complice : il se vante, il expose sans scrupules son projet d'accéder par le sang au trône d'Angleterre, l'étendue de son génie et l'efficacité de ses stratagèmes, il joue les amuseurs publics. Le langage du personnage est mortifère : il embrasse, il séduit, il cajole, puis il tue tous ceux qui se dressent  souvent malgré eux sur son chemin.

Si la colère, la méchanceté et la jalousie sont les premières choses que l’on réprime dans l’éducation, Shakespeare les réinvestit partout : il autorise les cris, les larmes, les noms d’oiseaux – et les enfants-comédiens de la Compagnie Le Feu Follet d’Antony (92), d’abord hésitants, s’en donnent finalement à cœur joie.

 Corinne Kemeny, créatrice et metteur en scène de la compagnie, n’en est pas à son premier défi : depuis 1998, avec une équipe d’artistes professionnels (costumières, maquilleuses, décorateurs, musiciens, techniciens), elle reprend chaque année avec ses enfants-comédiens les grands textes la littérature et de la culture occidentale, de L’Orestie d’Eschyle au Pinocchio de Collodi, en passant par Puck de Kipling ou la Tétralogie de Wagner. De Paris à Berlin, les enfants du Feu Follet sont sur scène, dans les théâtres et dans les festivals, au même titre que les troupes professionnelles de comédiens adultes, et plus encore, avec les mêmes textes.

 Le travail de découverte, d’appropriation et de restitution du texte est bien évidemment plus long et radicalement différent de celui qui conduit un comédien adulte à interpréter un personnage de Shakespeare. Corinne Kemeny a choisi d’axer son travail artistique sur la « méthode anglaise » : en début d’année, elle accompagne sa troupe au zoo, et au retour, les enfants imitent les animaux qu’ils ont observés et interprètent les scènes de la pièce (qu’ils découvrent progressivement) avec les griffes du tigre, la carapace de la tortue ou les ailes du vautour. Il n’y a plus alors ni réussite ni échec : l’instinct revient au cœur de la compréhension du texte et de la création des personnages.

 Dans son film-documentaire Looking for Richard (1996), Al Pacino rend compte de l’inhibition avec laquelle les acteurs américains abordent l’œuvre de Shakespeare, intimidés par la contrainte du pentamètre iambique, par la poéticité de la langue et par les attentes du public à l’égard de ce répertoire. Il fait descendre Shakespeare dans la rue : il interroge les passants, improvise une scène de Richard III avec un enfant rencontré sur le chantier du Théâtre du Globe, et renonce à l’accent britannique.

 De leur côté, la plupart des enfants du Feu Follet ne connaissaient pas Shakespeare en début d’année, si ce n’est parfois Roméo et Juliette, « Être ou ne pas être », ou « Mon royaume pour un cheval ». Mais le jeu fait partie intégrante de leur vie : ils ont l’habitude de s’inventer des mondes, comme autant d’actes poétiques, même s’ils le font généralement à l’abri du regard des adultes. Aussi Shakespeare ne leur a-t-il pas fait peur : ils ont aimé l’histoire, et affiché un grand sourire en allant chercher leur exemplaire de Richard III à la librairie. Ils nous ont surpris quelques semaines plus tard en récitant, sans que nous l’ayons encore travaillée avec eux, la célèbre tirade qui ouvre la pièce : « Voici l’hiver de notre déplaisir, mué en radieux été par ce soleil d’York, et les nuages qui menaçaient notre maison sont enfouis, tous, dans le sein profond des mers… » Les plus grands l’ont reprise en imitant le président de la République, recomposant à leur manière le spectacle politique qui défile chaque jour sous leurs yeux.

 Au fil des improvisations et des discussions, les enfants ont mis en valeur dans le texte de Shakespeare ce qui les a touchés – car la pièce mêle aux enjeux politiques de la Guerre des deux Roses des enjeux familiaux et affectifs qui les renvoient à leur propre situation – et ce qui les a révoltés, c’est-à-dire finalement ce qu’ils avaient à cœur de représenter, et c’est en priorité à partir de leurs remarques et de ce qu’ils avaient compris de l’œuvre que l’adaptation du texte et la mise en scène se sont faites. La pièce a fait l’objet de coupures et d’adaptations, pour établir une juste répartition des rôles, en fonction de l’âge, du sexe et de l’ancienneté des différents enfants dans la compagnie. Corinne Kemeny y a notamment intégré les sorcières de Macbeth pour faire le contrepoint avec la figure monstrueuse de Richard, elle a également créé un personnage de fou, qui le tourne en ridicule, le démasque et le met à distance. Mais le fait est que ces enfants de neuf à quinze ans jouent du Shakespeare, dans le respect quasi systématique de la syntaxe originale (démêlée et éclaircie pendant les répétitions) et avec passion. 

 2012.05.05 pignot exprience dessin nathalie novi
« Raconter des histoires », les entendre, c’est ce qu’interroge le questionnaire de Transitions, et c’est ce qui dans ce projet mobilise les enfants, à la découverte d’un texte difficile qu’ils vont ensuite jouer. Peut-être est-ce dû ici aux conditions particulières de la création théâtrale, mais il me semble qu’occulter cette dimension-là dans l’enseignement du français, en promouvant par exemple une approche technique des textes littéraires, en vue de développer chez les élèves l’esprit critique et de les mettre sur un pied d’égalité (en faisant en sorte que les enfants les plus favorisés socialement ne bénéficient pas à l’école du capital culturel de leurs parents), c’est peut-être aussi se priver d’un outil de construction démocratique ; car le récit, s’il peut être perçu comme un piège[1], est d’abord un lieu de plaisir, qui met effectivement tous les enfants sur un pied d’égalité, et les fait accéder à la réflexion.

  Dessin : Nathalie Novi

La littérature n'est plus au coeur de notre société [2], ni même sans doute de notre vie culturelle, mais s'il faut interroger la mission du professeur de français, je crois que le plaisir de raconter et d'entendre des histoires, et de faire connaître les œuvres (les « grandes ») en fait partie. C'est du moins ce qui m'a conduit vers les études littéraires, puis aujourd'hui vers l'enseignement du français, et ce qui m'a fait pousser, pendant quelques mois, la porte des ateliers du Feu Follet.


Un Trône pour un tyran, d’après Richard III et Macbeth de Shakespeare, sera représenté :

A l'Auditorium du Conservatoire d'Antony (92), le samedi 02 juin à 14h puis à 16h30, et le dimanche 03 juin à 14h puis à 16h,
        
 En Haute-Maurienne (73 – Savoie), le 02 juillet dans le Fort La Redoute Marie-Thérèse à Avrieux, à 14h, et le 04 juillet dans l'Auditorium Laurent Gerra à Lanslebourg-Mont-Cenis à 20h.

 Réservations auprès de Corinne Kemeny : 06 75 74 87 81

 Pour en savoir plus sur la Compagnie Le Feu Follet et sur ce spectacle : www.lefeufollet.fr



[1] Voir Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Editions de Minuit, 1978, 175 p.

[2] Voir Hélène Merlin-Kajman, « Au plaisir des lecteurs », Le Monde des Livres du 23 mars 2012.

 

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