Abécédaire

Abeille n° 2


Hélène Merlin-Kajman

17/09/2016



Dans mon souvenir d’enfant, l’abeille et la guêpe ne se distinguent guère. Ce que je sais, ce que je vois, c'est qu’elles bourdonnent, ou plutôt qu’elles zinzinulent tant leur son m’entête, m’affole, qu’elles sont plus grandes qu’une mouche, moins trapues et moins noires aussi, et surtout qu’elles ont un dard qui ne demande qu’à rencontrer ma peau pour s’y enfoncer cruellement. Mais il y a pire encore : « Ferme ta bouche » me dit mon père inquiet quand l’une d’elles tourne autour de moi. J’apprends ainsi que la mort rode, qu’elle peut entrer dans ma gorge avec la guêpe, avec l’abeille (plus tard quand j’aurai des enfants les tiroirs seront pleins de tuyaux salvateurs dont j’expliquerai longuement l’usage à tous ceux qui s’occupent d’eux l’été…).

Très vite aussi cependant j’apprends que la seconde ne fait rien de bon mais qu’elle est belle avec des stries jaunes sur l’abdomen et cette taille qu’ont aussi les femmes auxquelles je souhaite passionnément ressembler ; mais que la première produit ce miel qu’avec un couteau j’étale abondamment sur le pain après l’avoir abondamment beurré : il y a sur ma tartine un demi-centimètre de beurre, un demi-centimètre de miel, c’est une autre époque voyez-vous, de profusion et d’insouciance dans ces quartiers-là du monde, les enfants n’ont pas beaucoup de droits sauf celui de sauter à cloche-pied ou de jouer à chat perché et de se gaver de sucre, de beurre et de lait…

Si je n’avais pas été citadine j’aurais sans doute, un jour ou l’autre, goûté le miel encore liquide dans son rayon, qu’on absorbe presqu’en buvant avant de cracher les bouts de cire restants, c’est insensé ce que c’est bon… Mais en ces jours de mon enfance où j’ai peur des guêpes et des abeilles, quoique je raffole du miel je ne sais pas grand chose des ruches : c’est une autre époque, oui, voyez-vous ! Les « goûters à la ferme » n’existent pas encore, ni les voyages scolaires, ni la pédagogie de la ruche en plastique transparent, ni personne qui vous emmène chez l’apiculteur ou sur les toits de l’Opéra pour tout vous exposer de la menace écologique. Je ne sais rien non plus de la danse des abeilles, rien de l’abeille lettrée, rien des nids de guêpes sauf par effroi, et ne connais pas encore le frelon, ce sera pour quelques années plus tard ; mais j’adore le bourdon tout rond et tout soyeux qui vrombit comme un moteur innocent, il est à la guêpe ou à l’abeille ce que la peluche est à l’ours, cependant j’apprendrai un beau jour qu’il a un dard lui aussi et qu’il pique lui aussi…

En ce temps dont je vous parle, on a déjà cessé d’appeler l’abeille la mouche à miel comme au XVIIe siècle. Donc de l’abeille au miel en vérité je n’établis pas vraiment le rapport sauf dans l’abstrait. D’autant que le seul dard qui cruellement s’enfonce un jour dans la chair de mon talon, c’est celui d’une abeille qui s’est coincée entre ma sandale et mon pied ; et la seule fois de ma vie où je manque avaler, en buvant un chocolat chaud et mousseux dans lequel s’est étourdiment plongé tout vif l’insecte au dard fatidique, c’est une abeille encore : ce jour-là où je la ressors de ma bouche, perplexe de ce qui s’y agitait sous mon palais, la mort était donc là, à deux doigts de moi, de ma langue, de ma gorge…

Et pourtant, pourtant, aujourd’hui qu’elle me manque anxieusement comme tant d’êtres manquent à l’appel ou risquent bientôt de nous manquer, dans la caverne la plus profonde de ma mémoire, je sais bien que jamais je n’ai confondu l’abeille et la guêpe, jamais.

Les guêpes tournaient autour des plats l’été, autour des bouches qui n’osaient plus manger ; elles donnaient envie de se lever et de fuir, mais il ne fallait pas bouger ni agiter les mains en tout sens pour les chasser. Il y avait peu de solution sinon les pièges suspendus aux arbres des jardins, aux terrasses des restaurants. Un jour, nous quitterons notre table en laissant tous les verres retournés sur une guêpe emprisonnée, un passe-temps de ma mère je crois puis de nous, les enfants, lorsqu’une guêpe devenait trop insistante – ne la libérez pas surtout car elle serait en colère et chercherait à se venger

Les abeilles habitaient la forêt et tout particulièrement les passages rocheux couverts de bruyères. On les entendait bombiller partout, ou bien quand on traversait un sous-bois où elles n’étaient pas, le bourdonnement les annonçait de loin sur le chemin. C’était assourdissant et chaud comme l’été. Elles étaient innombrables à s’affairer dans le soleil autour des fleurs d’un mauve éclatant. L’odeur des bruyères ressemblait à celle du miel, l’air s’embrasait, le corps s’exaltait d’entendre et de sentir, et l’intelligence se mettait en veille, assoupie de bonheur.

Ivresse d’une promesse sans parole, du monde en équilibre, parfait !

C’était l’ordre du monde lui-même et son éloge effervescent. Je ne savais pas alors qu’il s’inscrivait, qu’il s’écrirait un jour ; ni vraiment que les abeilles m’assourdissaient de joie – ni que je m’en souviendrais tant…

Et pourtant si, en fait, je le savais... 

 

 

 

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